Quand Henri Matisse copiait les Maîtres

par Xavier-Philippe Guiochon
La Chasse, par Henri Matisse, 1894

Henri Matisse (1869-1954), La Chasse, 1894 (Achat à l'artiste en 1896, Inv. : FNAC 1012)
En dépôt au Musée de Grenoble depuis 1896

Le tableau original d’Annibal Carrache dont s’inspire Matisse, La Chasse, a été exécuté vers 1585-1586 et donné par le prince italien Camillo Pamphili, avec son pendant, La Pêche, à Louis XIV en 1665, avant de rejoindre les collections du Louvre en 1793. Cette copie de Matisse, enregistrée le 24 avril 1894 sur les registres des copies du Louvre, est achetée le 8 janvier 1896 pour la somme de 600 francs.

Balthazar Castiglione, par Henri Matisse

Henri Matisse (1869-1954), Balthazar Castiglione, 1904 (Achat en 1904, Inv. : FNAC 1800)
En dépôt depuis 1904 au Musée Albert-André (Bagnols-sur-Cèze), transféré en 2010.

 

 

Le tableau original de Raphaël, exécuté vers 1514-1516, représente le comte Balthazar Castiglione (1478-1529) - poète et auteur du fameux ouvrage Le courtisan, ambassadeur à la cour d’Urbino. Il fut vendu par les héritiers du Cardinal Mazarin à Louis XIV en 1661, avant de rejoindre les collections du Louvre en 1793. Exécutée vraisemblablement en avril 1904, d’après les registres du Louvre, la copie de Matisse est un achat de l’État du 29 octobre 1904, pour la somme de 300 francs. Cette acquisition est également liée à l’action du critique d’art et collectionneur Claude Roger-Marx. Déposée dès le 17 avril 1904 au Musée de Bagnols-sur-Cèze, ce tableau a fait l’objet en 2010 d’un transfert de propriété au titre de la loi Musée de 2002.

La Chasse, réalisée par Henri Matisse en 1894 d’après Annibal Carrache, permet de revenir sur un aspect méconnu de son œuvre : sa pratique de copiste.

Cette œuvre est actuellement présentée dans l'exposition Collector organisée par le Cnap au Tripostal à Lille (jusqu'au 1er janvier 2012).

La copie au XIXe siècle : un outils de la formation artistique

Si la copie a particulièrement compté dans la pratique picturale occidentale au XIXe siècle, ce procédé perdure au cours du XXe siècle. À l’école des Beaux-arts de Paris ou au sein des ateliers où la pratique de la copie constituait le cœur de l’enseignement artistique, les grandes figures titulaires du XIXe siècle n’ont cessé de mettre en avant la nécessité d’étudier les modèles anciens. Des artistes aussi divers que Delacroix, Manet, Degas, ou encore Cézanne ont ainsi engagé un dialogue fécond avec les maîtres. Ingres n’aura de cesse d’enseigner à ses élèves la nécessaire pratique de la copie des peintures des grands siècles : « Adressez-vous donc aux maîtres, parlez-leur, ils vous répondront, car ils sont encore vivants, moi je ne suis que leur répétiteur »1.

De la copie des maîtres vers de nouvelles pratiques artistiques

Formé auprès du peintre académique William Bouguereau, Matisse est, lors de ses études à l’École des Beaux-arts de Paris, particulièrement attentif aux conseils du peintre symboliste Gustave Moreau, fervent copiste et admirateur de Raphaël et Véronèse. Pratiquer la copie et étudier, au Louvre, des Maîtres « aussi indubitables que Raphaël, Poussin, Chardin et les flamands », permet à Matisse d’inscrire sa démarche artistique dans la lignée des maîtres du passé tout en s’affranchissant des conventions académiques, par la simplification des formes, ou encore par son utilisation novatrice de la couleur.

Sa réplique de La Chasse du peintre italien Carrache, vraisemblablement réalisée en avril 1894, démontre ainsi, au-delà de la réalisation d’une copie fidèle, sa volonté de synthèse des formes et des couleurs. L’exécution de cette copie au musée du Louvre est loin d’être un acte isolé pour l’artiste. Matisse y réalise à cette même époque d’autres répliques : « Je passais mes journées au Louvre […] j’étudiais, selon mes attirances, les maîtres comme dans les lettres on étudie les auteurs, […] j’allais d’un Hollandais à Chardin, d’un Titien à Poussin »2.

Les registres des copistes du musée permettent de reconstituer la liste des copies exécutées à partir de 1893 par Matisse. Outre ses répliques d’après des maîtres français (Poussin, Le Lorrain, Champaigne, Boucher, Chardin, Prud’hon), hollandais (de Heem et Ruisdael), espagnols (Velasquez et Ribera), italiens (Luini et Signorelli), certaines copies méritent d’être distinguées. Notamment le portrait de Balthazar Castiglione d’après Raphaël, qui révéla à Matisse l’essence même de « l’art du portrait ».

Les copies : premiers achats de l'État à un jeune artiste prometteur

Liée à l’action et au soutien du critique d’art et collectionneur Claude Roger-Marx, l’acquisition de La Chasse en 1896 est ainsi l’un des premiers achats de l’État à Matisse, comme il le mentionne dans une lettre à son ami Lancelle le 9 juin 1896 : « Je pense t’avoir dit que déjà l’État m’avait acheté, il y a six mois ou sept, une copie d’Annibal Carrache »3. Ce tableau, déposé dès le 29 juillet 1896 à la mairie de Grenoble, est aujourd’hui conservé en son musée. L’État achètera également en 1897 Le Buffet d’après Chardin et en 1904 le Balthazar Castiglione, alors que Matisse s’apprête à modifier le champ de l’art occidental par une démarche créatrice qui fera de lui un acteur majeur des révolutions artistiques du XXe siècle et l’un des plus grands maîtres de l’art moderne. Ainsi l’une de ses œuvres fondatrices, La Joie de vivre, réalisée en 1905-1906, n’aurait pu l’être sans une étude attentive de l’œuvre de Carrache.4

Xavier-Philippe Guiochon
Responsable des collections historiques et modernes (1870- 1960)
Centre national des arts plastiques

Pour en savoir plus

Collector Œuvres du Centre national des arts plastiques [exp.] Lille, Tripostal de Lille, 5 octobre 2011-1 janvier 2012, [cat. exp.] Sébastien Faucon (dir.), Skira Flammarion, 2011.

Ingres 1780-1867, [exp.] Paris, Musée du Louvre, 24 février-15 mai 2006, [cat. exp.] Vincent Pomarède (dir.), Paris : Gallimard/Musée du Louvre Editions, 2006.

Henri Matisse 1904-1917, [exp.] Paris, Centre Georges Pompidou, 25 février -21 juin 1993, [cat. exp.], Paris : Editions du Centre Georges Pompidou, 1993.

Copier Créer, De Turner à Picasso : 300 œuvres inspirées par les maîtres du Louvre, [exp.] Paris, Musée du Louvre, 26 avril-26 juillet 1993, [cat.exp.] Jean-Pierre Cuzin (dir.), Paris : Editions de la Réunion des musées nationaux, 1993.

Raphaël et l’art français, [exp.] Galeries nationales du Grand Palais, 15 novembre 1983-13-février 1984, [cat. exp.], Paris : Editions de la Réunion des musées nationaux, 1983.

 

Henri Delaborde, Ingres, sa vie, ses travaux, sa doctrine, d’après les notes manuscrites et les lettres du maître, Paris, H. Plon, 1870.
Raphaël et l’art français, [exp.] Galeries nationales du Grand Palais, 15 novembre 1983-13 février 1984, [cat. exp.], Paris : Editions de la Réunion des musées nationaux, 1983.

2 Copier Créer, De Turner à Picasso : 300 œuvres inspirées par les maîtres du Louvre, [exp.] Paris, Musée du Louvre, 26 avril-26 juillet 1993, [cat.exp.] Jean-Pierre Cuzin (dir.), Paris : Editions de la Réunion des musées nationaux, 1993.

3 Henri Matisse 1904-1917, [exp.] Paris, Centre Georges Pompidou, 25 février -21 juin 1993, [cat. exp.], Paris : Editions du Centre Georges Pompidou, 1993.

Ibid.

Dernière mise à jour le 21 avril 2021