Entretien avec l’artiste Elisabeth Ballet

Commande de la ville de Pont-Audemer, 2001

Comment avez-vous eu connaissance de la commande publique de Pont-Audemer (Eure) ?

Sonia Criton, qui était conseillère pour les arts plastiques de la DRAC Haute-Normandie, et Jean-Louis Destans, maire de Pont-Audemer, sont venus me rencontrer à mon atelier en automne de l'année 2000. Ils ont visité d'autres ateliers d'artistes également présélectionnés. La municipalité souhaitait intégrer une création artistique à un réaménagement urbain. Le maire espérait créer une centralité, il imaginait une sculpture faisant office de signal au centre du rond-point situé sur la route nationale qui sépare la cité ancienne de son extension. En définitive, j’ai été choisie pour proposer un projet.

Élisabeth Ballet, Cha-cha-cha, 2001, sol pavé de granit, commande de la Ville Pont-Audemer

Élisabeth Ballet, Cha-cha-cha, 2001, sol pavé de granit, commande de la Ville de Pont-Audemer.

Comment vous est venue l’idée la trame horizontale de Cha-cha-cha ?

J’ai visité le site du Pot d’Etain à Pont-Audemer avant les travaux de réaménagement de la place. Il y avait beaucoup de circulation sur la nationale, certains véhicules venaient de la ville et se dispersaient vers les vallées et plateaux environnants, d’autres cherchaient à se garer auprès des commerces. La ville s’était étendue de part et d’autre de la nationale comme si elle ne participait pas à ce flux de véhicules. Le flux, lui-même, semblait ignorer la ville. Je trouvais la situation générale et la circulation très chaotiques : le réaménagement du carrefour a modifié ces échanges. Je recherchais une solution d’ensemble : poser une sculpture au milieu aurait ajouté à la confusion et créé un obstacle de plus. C’est en examinant le plan de réaménagement du site que j’ai remarqué la présence d’un programme de modification des espaces piétons et automobiles qui a stimulé mon imagination et la pensée d’un travail au sol pour raccorder les éléments entre eux. J’avais d’abord envisagé une sorte de tissage.

La modification des espaces au sol réservés aux piétons et aux automobiles était prévue par le réaménagement mais n'était pas attribuée à l'artiste en charge de l'œuvre. L’idée d’un travail au sol m'est venue à la lecture du dossier de réaménagement. J’ai utilisé le budget prévisionnel de réfection des sols en remplaçant simplement les traditionnels pavés gris par des pavés de granit noirs et blancs afin de réaliser un dessin.

Les défauts soulignés par les urbanistes se sont transformés en objet de travail. Exit la pièce phallique et le giratoire. Sans demander le moindre consentement à quiconque, je me suis focalisée sur tout ce qui était autour : la nationale, la voie de chemin de fer, le sol. L’image domestique d’un grand tapis déroulé sur la chaussée s’est superposée au plan de réaménagement d’une façon utopique en même temps que logique. J’avais à présent à travailler à plat en imaginant une trame comprenant trois niveaux d’échanges à investir : les structures de routes allant dans toutes les directions, des zones piétonnières distinctes, et mon projet de dessin au sol.

En consultant des livres concernant le textile, je me suis mise à la recherche d’un motif qui soit compréhensible une fois agrandi à l’échelle du lieu. J’ai rejeté les motifs répétitifs ou simplement géométriques. J’ai sélectionné un échantillon de dentelle qui me permettait de traduire le motif complet en pavés, ce qui a décidé de l’échelle générale du dessin. Je souhaitais que le passant, qui a ses habitudes, parcoure la complexité d’un détail d’une fleur ou d’une feuille et se sente inclus dans le paysage rétabli à l’échelle de ses pas. La ville se trouve au cœur de la campagne en Haute-Normandie, le pavement évoque le prolongement d’une nature proche et familière, pourtant invisible de cet endroit de la cité. La conception du projet ne dépend pas exclusivement d’une évaluation de l’architecture qui s’y trouve. En travaillant à Pont-Audemer, je me suis adaptée à une situation locale. Ailleurs, je réfléchis autrement. Le tissu urbain est fait de maisons à deux étages inspirées par une architecture vernaculaire. Le tapis étendu au pied de ces maisons n’est pas à leur échelle, le motif est démesuré. Son ambition est d’être un objet unique, une place comme un territoire. Les lampadaires, les bancs, les poubelles, les bornes, les barrières du chemin de fer sont ancrées sur le projet qui se déploie d’une manière continue.

L’idée principale est de rassembler avec précaution et précision les éléments épars de la ville. C’est le contraste entre ce travail d’apparence délicate et le fait que des camions roulent dessus chaque jour, qui en fait toute la grâce. Une dentelle qui se fait à la main représente un travail fin très proche de l'opération qui consiste à dessiner. Le tracé fragile et incertain en blanc se propage en trait plein au milieu du vide figuré par des pavés noirs. La tige du dessin floral explore la surface en ondulant, elle se ramifie en feuilles, en bourgeons et en fleurs, elle passe sous le carrefour pour réapparaître, à peine retenue, de l’autre côté. La dentelle soutient et intègre tout sur son passage, ses entrelacs fabriquent un réseau compréhensible pour le marcheur qui suit ces lignes ou pour la voiture qui roule. Je souhaitais que le passant, qui a ses habitudes, parcoure la complexité d’un détail d’une fleur ou d’une feuille et se sente inclus dans le paysage rétabli à l’échelle de ses pas. Une fois déroulé sur la chaussée, le motif s’étire d’un point à l’autre de la place en créant une liaison apaisante visuellement et mentalement.

Comment ont réagi les commanditaires ?

Je suis arrivée au rendez-vous avec le maire avec deux projets dans mon sac, dont un répondant au cahier des charges, situé sur le giratoire. Je n'ai pas eu à le présenter. Déstabilisé mais agréablement surpris par l'impact de l'image de la dentelle superposée au plan de la place du Pot d'Etain, le maire a fait venir ses adjoints qui ont montré leur enthousiasme. La décision fut vite prise et le travail a commencé aussitôt. De nombreux partenaires ont été associés au projet pour soutenir la mise en œuvre qui a duré seulement huit mois d’août 2000 à avril 2001.

À quoi attribuez-vous le succès rencontré par cette œuvre ?

Après un début difficile, l'entreprise sélectionnée avait, sans me consulter, engagé un peintre pour interpréter mon dessin en traçant à vue ses contours à la bombe sur le sol avant que les paveurs viennent remplir son esquisse. Le résultat de cette technique était désastreux. Mon travail consistait à venir sur site pour vérifier l'exactitude du dessin après qu'une zone soit remplie à sec, c'est-à-dire avant de confirmer l'ordre de scellement des joints. J'ai dû les faire démonter par deux fois avant que l'équipe de compagnons paveurs d’origine portugaise engagée par l'entreprise, ne réagisse en exigeant la pose à l'identique de mon dessin, par une mise en œuvre traditionnelle de report du dessin par quadrillage à la ficelle. Il n'y a plus eu d'interprétation, l'équipe de pose a copié le dessin avec exactitude, le travail a pu avancer efficacement. À chaque point de dentelle correspond un pavé disposé exactement à sa place. Je venais vérifier chaque étape avant que ne soit scellé un secteur déterminé.

L'activité commerçante n'a jamais cessé pendant la durée des travaux, un bon plan de circulation avait été mis en place. Les commerçants et les habitants en général ont soutenu le projet. Il y avait un certain enchantement à voir apparaitre le dessin à mesure que le travail de pose avançait. Les habitants de Pont-Audemer et des alentours se déplacent en voiture pour faire leurs courses. Un arrêt chez le boulanger, un autre chez le boucher quelques mètres plus loin et ainsi de suite. Ces tout petits trajets correspondent à un détail de la dentelle qu’ils peuvent reconnaître. Un érable remplace la sculpture voulue à l’origine, il est planté au milieu de la place, sur le giratoire. Par leur délicatesse, les feuilles de cet arbre finement ciselées rappellent le motif en arabesque de la dentelle. J’ai pu réaliser ce travail avec la complicité du maire qui s’est engagé complètement. Il m’a offert l’aide d’une équipe afin que l’entreprise soit à la hauteur de mon ambition, et il m’a soutenue.

Dernière mise à jour le 21 décembre 2020