Vera MOLNAR

La Blouse roumaine
Exposition
Arts plastiques
Granville Gallery Paris 14

« A propos de La Blouse Roumaine.
Note sur Véra Molnar et Henri Matisse. »

A l’invitation de son éditeur Bernard Chauveau, Véra Molnar (née à
Budapest en 1924) a récemment livré un petit texte savoureux relatant sa découverte
en 1945 de La Blouse roumaine de Henri Matisse (1939-40 ; Paris, musée national
d’art moderne)1. L’artiste a rendu hommage à Matisse à travers une version épurée
de La Blouse roumaine, présentée ici pour la première fois. Cette référence explicite
et jusqu’ici inédite à Matisse pourrait surprendre : d’abord parce que, dans les
débats théoriques et esthétiques qui agitaient la scène artistique européenne de
l’immédiat après-guerre, Matisse témoignait d’une intransigeance extrême à
l’égard de l’art abstrait, qu’il percevait comme une « tendance dangereuse2 »,
quoique son oeuvre ait ouvert la voie à nombre d’artistes européens et américains
travaillant dans le champ de l’abstraction. Mais surtout, parce que cette présence de
Matisse semble légèrement infléchir, à « 1% de désordre », la filiation de Véra
Molnar, qui se situe plutôt du côté de Bart Van der Leck, de Mondrian, Malévitch
et Klee, de Max Bill et de l’art concret. Pas de « filiation inavouée3 » donc, à
l’inverse d’un Kelly, entre Matisse et la pionnière de l’art assisté par ordinateur :
« sa façon de peindre [l]’a bouleversée, secouée, réveillée4 ». L’artiste confie
volontiers « a[voir] toujours aimé Matisse5 ». Et d’ajouter que « la seule chose qui
[la] sépare de Morellet, c’est Matisse ; tandis que pour lui, c’était Duchamp6 ».
Rappelons que Matisse travailla six mois à La Blouse roumaine, entre
novembre 1939 et avril 1940, depuis l’Hôtel Régina à Nice. Reprenant le motif des
broderies colorées d’une blouse paysanne qu’il déclinait depuis 1936, la toile fut
peinte de paire avec Le Rêve qu’il acheva quelques mois plus tard en octobre 1940.
Matisse avait en outre pris soin de faire photographier La Blouse roumaine à
différents stades de sa lente élaboration, comme il en avait pris l’habitude depuis
1935 pour se justifier de la prétendue facilité avec laquelle il concevait ses oeuvres.
La toile fut révélée pour la première fois au public au Salon d’Automne de 1945 7.
Elle est reproduite au catalogue de l’exposition mais aussi dans l’article de Louis
Parrot publié dans le n°13 de la revue Labyrinthe, qui était alors dirigée par Albert
Skira 8. En décembre de la même année, La Blouse roumaine est exposée à la galerie
Maeght à Paris aux côtés de 13 états photographiques datés 9. Puis, en mai 1946,
l’oeuvre figure à l’exposition « 24 oeuvres d’Henri Matisse » présentée au Palais des
beaux-arts de Bruxelles, tandis qu’elle est reproduite, avec des études préparatoires,
dans un article de Jean Pierre, paru dans la revue Arts de France10. L’oeuvre est
abondamment reproduite avant 1950, mais il faut toutefois attendre 1948 pour
qu’elle soit diffusée en couleur 11, tandis que l’année suivante, Matisse en faisait don
au Musée national d’art moderne à Paris.
C’est à travers l’une de ces reproductions datables des années 1945-46, une
reproduction en noir et blanc 12, que Véra Molnar fit la découverte exaltante de
Matisse, alors qu’elle était étudiante à l’École des beaux-arts de Budapest13. Une
découverte qui fut doublement libératrice. D’abord parce qu’elle intervient après la
libération de Budapest par les troupes soviétiques en février 1945, qui a favorisée
une ouverture relative aux tendances artistiques les plus avancées. Car ainsi que l’a
rapporté l’artiste, « jusqu’à la fin de la guerre, la Hongrie était demeurée un pays
complètement fermé. On ne pouvait rien savoir de ce qui se passait dans le domaine
de l’art moderne ailleurs. On disait que Picasso déshonorait les femmes et la
maternité 14 ». Mais la découverte de Matisse, qui intervient concomitamment avec
celle de Braque et Picasso, devait permettre à Véra Molnar et à ses condisciples des
beaux-arts de se défaire d’un enseignement académique nourri d’une idéologie
d’obédience nationale-socialiste ; de se défaire d’un « climat lamentable,
conventionnel, réactionnaire, sordide et, somme toute, vraiment mortel des années
d’avant la fin de la guerre 15 ». On imagine le choc, l’éclair de pensée, l’accélération
phénoménale qu’ont dû représenter une reproduction même de mauvaise qualité
d’un Matisse ou la découverte d’un Klee, d’un Kandinsky et d’un Hélion abstrait à
la librairie-galerie d’Imre Pán, près de l’Opéra à Budapest. Il est émouvant de lire,
soixante-dix ans après, l’hommage que l’artiste a souhaité rendre une nouvelle fois
au « maître-d’oeuvre de ce changement », son professeur de français, François
Gachot (1901-1986)16.
L’oeuvre de Matisse est en effet intervenue durant une période d’intenses
recherches, au cours de laquelle Véra Molnar a naturellement « essayé un peu
tout 17 ». Il est probable que l’extrême simplification qui est en jeu dans La Blouse
roumaine, cette recherche de dépouillement que Matisse a fondamentalement
inscrite dans la durée et rendue visible par la photographie, ait pu encourager
l’artiste à réduire progressivement son vocabulaire plastique, allant du référent
puisé dans la nature au signe et du signe aux formes géométriques. Cette
radicalisation caractérise précisément la série dessinée des Arbres et collines
géométriques (1946 ; Paris, Musée national d’art moderne). L’Atelier (1947 ; coll.
de l’artiste), thème matissien s’il en est, est quant à lui traité par plans juxtaposés,
jouant de la traditionnelle ambiguïté « fond-forme » que l’on retrouve dans la série
des Ateliers de Matisse de 1911, sans aucune notation de profondeur, ni de couleur
cependant. Mais ne nous méprenons pas, Cézanne, cette « sorte de bon Dieu de la
peinture 18 » auquel Véra Molnar consacre un mémoire de fin d’études, intervient
sensiblement au même moment et « la première grande aventure qui a suivie, pour
[elle] […] fut la découverte du cubisme 19 ». Puis, très vite, « il fallait rompre avec
la nature 20 ».
En outre, La Blouse roumaine n’a sans doute pas été la seule oeuvre de
Matisse offerte à la contemplation des étudiants de l’École des beaux-arts par
François Gachot, qui était par ailleurs un grand admirateur du peintre. A l’évidence,
l’artiste a retenue La Blouse roumaine parce que le motif de la broderie, devenu
sujet de l’oeuvre de Matisse, lui permettait de s’identifier directement au modèle
représenté et de se sentir « installée dans le cénacle de l’avant-garde de l’art
occidental 21 », à un moment où Matisse est considéré à l’égal de Picasso comme le
chef de file de l’art moderne 22. Dans La Blouse roumaine (2015) de Véra Molnar,
cette identification est encore sous-jacente, mais là où elle pouvait passer pour
romantique chez la jeune artiste, elle semble désormais revêtir un caractère assez
ironique, à travers la multiplication de la lettre M, qui renvoie directement à la
signature de l’artiste. Le M est ainsi décliné à l’envi comme autant de références à
Matisse (et à Molnar bien sûr), mais aussi à Morellet, Malevitch, Mondrian, Michel-
Ange et tant d’autres, selon une formule qui avait été explorée à travers le livre M
comme…
Il semble que la véritable découverte, physique, de l’oeuvre de Matisse (tout
comme celle de Cézanne d’ailleurs) ait eu lieu à Paris, où Véra et François Molnar s’installent, après un séjour de six mois à Rome, en décembre 1947. L’orientation
de plus en plus radicale, prise par Véra Molnar, en faveur d’un art expérimental et
inobjectif à partir du tournant des années 1940-50 achevait de marquer son
éloignement par rapport à Matisse, quoique celui-ci produisait au crépuscule de sa
vie une démarche tout aussi expérimentale à travers ses papiers gouachés,
découpés, punaisés ou épinglés puis collés. Il serait sans doute vain dès lors de
tenter de sonder l’oeuvre de Véra Molnar à la lumière de Matisse. Cette démarche
serait de toute façon mal aisée sans l’appui indispensable des « Journaux intimes »,
dans lesquels l’artiste consigne toutes ses recherches depuis 1976. Mais notons là
aussi que la présence de Matisse à Paris n’est sans doute pas passée inaperçue.
Début 1947, la librairie Pierre Berès, avenue de Friedland avait présenté le célèbre
livre illustré de Matisse, Jazz. Un numéro spécial de la revue Verve (n°21/22) lui
est consacré l’année suivante et le Musée national d’art moderne présente, en 1949,
l’exposition « Henri Matisse, oeuvres récentes, 1947-48 » réunissant notamment
pour la première fois 21 gouaches découpées. Le peintre, qui vit entre Vence et
Paris, réside au 132, boulevard du Montparnasse, non loin du Café Select où, au
même moment, les Molnar sont introduits à la « table des artistes hongrois » qui
voit se succéder Joseph Csáky, Roszi André, qui était la femme du photographe
Kertesz, Étienne Hajdu ou Jean Leppien, époux de la Magyare Suzanne Ney. Autant
de rencontres qui leur permirent de connaître Herbin, Brancusi, Fernand Léger,
Vantongerloo, Michel Seuphor, Félix del Marle et surtout Sonia Delaunay.

Notons, pour terminer cette brève « note », que l’intérêt renouvelé de
Matisse pour les étoffes, les tentures, les tissus de toute sorte, qui avaient très tôt
nourri son oeuvre, est encore manifeste à travers La Blouse roumaine 23. Cet intérêt
revêt un sens autrement plus concret quand on sait que Véra Molnar a, un temps,
conçu et réalisé ses propres tissus. La rencontre avec Sonia Delaunay en 1947
apparaît, à cet égard, la plus déterminante pour Véra Molnar. A partir de 1946, celle
qui avait notamment ouvert une fabrique de tissus et qui était alors considérée
comme figure respectée de l’art abstrait, recevait le jeudi soir les jeunes artistes
pour s’entretenir de questions relatives à l’art non-figuratif. Il y avait une sorte de
« coquetterie » entre les deux femmes, que l’artiste interprète comme étant due au
fait qu’elles venaient toutes les deux d’Europe de l’Est 24. Dans La Blouse de 2015,
la répétition des motifs géométriques logés dans les interstices de chaque lettre M,
lesquelles sont ordonnées en grille, ferait presque songer à certains « tissus
simultanés » que Sonia Delaunay a réalisé au cours des années 1920 et dont le
souvenir a pu être ravivé par la récente rétrospective organisée au Musée d’art
moderne de la Ville de Paris 25.
Franck Joubin, février 2016.

1 Véra Molnar, « [A propos de Matisse] ». Dans Cher Matisse. Douze artistes écrivent à Matisse,
Paris, Bernard Chauveau Éditeur, 2015, p. 19.
2 « L’art abstrait tel qu’on l’entend actuellement me paraît constituer une tendance dangereuse. Il
obéit à l’esprit de facilité. Les artistes “abstraits” ne se raccrochent à rien, ni à eux, ni aux objets.
(Ils s’ignorent mutuellement). » (Lejard, 1951). Repris de : Henri Matisse. Écrits et propos sur l’art.
Texte, notes et index établis par Dominique Fourcade. Paris : Hermann éditeurs des sciences et des
arts, coll. « Savoir : sur l’art », 1972, p. 252.
3 Voir Éric de Chassey, « Kelly et Matisse. Une filiation inavouée ». Dans Les Cahiers du Musée
national d’art moderne, n°49, automne 1994, p. 41-57.
4 Véra Molnar, « [A propos de Matisse] », op. cit.
4
5 Entretien avec l’auteur, 12 février 2016.
6 Id. ibid.
7 Exposition du 28 septembre au 29 octobre 1945 au Palais des beaux-arts de la Ville de Paris.
8 Louis Parrot, « Matisse au Salon d’Automne », Labyrinthe, n°13, 15 octobre 1945, p. 4. Nous
reprenons ces informations de Cécile Debray (dir.). Matisse. Paires et séries. [Exposition. Paris,
Centre Pompidou, 7 mars-18 juin 2012]. Catalogue d’exposition. Paris : Éditions du Centre
Pompidou, 2012, p. 279.
9 « Henri Matisse : peintures, dessins, sculptures ». Exposition du 7 au 29 décembre 1945 à la Galerie
Maeght, Paris.
10 Jean Pierre, Enseignements d’une exposition, Arts de France, n°4, 1946.
11 Notamment dans l’album de l’exposition « Die Meister Franzoesischer Malarei der Gegenwart »,
Friedrichsbau, Fribourg-en-Brisgnau, 20 oct.-23 nov. 1947, mais publié en 1948, ainsi qu’en
couverture de l’ouvrage d’André Léjard, Henri Matisse, publié chez Hazan en 1948.
12 Même si l’artiste se souvient des livres publiés chez Skira, notamment sur Cézanne, qui étaient
luxueusement illustrés de reproductions en couleur. Et de relater combien sa déception fut grande
de découvrir des Cézanne aux couleurs ternes en arrivant à Paris en 1947. Entretien avec l’auteur,
12 février 2016.
13 L’artiste a toutefois le sentiment d’avoir entendu le nom de Matisse avant l’arrivée des
reproductions. Entretien avec l’auteur, 12 février 2016.
14 Jean-Pierre Arnaud, « Entretien avec Véra Molnar », 20 février 2002.
15 Id. ibid.
16 François Gachot (1901-1986) : écrivain, il fut secrétaire de Jean Cocteau et fit partie du cercle de
la Nouvelle revue française. Installé en Hongrie en 1924, il enseigna le français au Eötvös Kollégium
à Budapest jusqu’en 1926. Attaché culturel à l'ambassade de France en Hongrie de 1944 à 1949, il
fut professeur de langue et civilisation française à l’École des beaux-arts. Traducteur (hongrois en
français), il publie dans la revue Nyugat [Occident] et joue un rôle de passeur entre les deux cultures.
17 Amely Deiss et Vincent Baby, « Entretien avec Véra Molnar ». Dans Véra Molnar. Une
rétrospective, 1942/2012. [Exposition. Rouen, Musée des beaux-arts et Saint-Pierre-de-
Varangeville, 15 juin-30 septembre 2012]. Catalogue d’exposition. Paris : Bernard Chauveau
éditeurs, 2012, p. 16.
18 Henri Matisse, « Entretien avec Jacques Guenne ». Repris de : Henri Matisse. Écrits et propos
sur l’art, op. cit., p. 84.
19 Jean-Pierre Arnaud, « Entretien avec Véra Molnar », 20 février 2002. Dans Artistes hongrois en
France, 1920-2000. Autour de la collection Szöllösi-Ngy – Nemes, op. cit.
20 Entretien avec l’auteur, 12 février 2016.
21 Véra Molnar, « [A propos de Matisse] », op. cit.
22 La remise de la Légion d’Honneur en janvier 1947 et surtout le Grand prix international de
peinture qui lui est remis à la XXVe Biennale de Venise en 1950 sont les signes les plus patents de
cette reconnaissance critique.
23 Notons que pour Véra Molnar, la blouse utilisée par Matisse n’a rien de roumaine. Il s’agirait
plutôt d’une blouse issue du costume traditionnel matyó, une population de Transylvanie apparentée
aux minorités hongroises. Entretien avec l’auteur, 12 février 2016. Doïna Lemny a récemment
discuté la provenance des blouses « roumaines » de Matisse et note qu’« à l’évidence, il s’agit, plus
largement, d’éléments du costume traditionnel slave ». Voir Doïna Lemny, « La manche visible est
brodée, c’est la blouse roumaine ». Dans Cécile Debray (dir.), Matisse. Paires et séries, op. cit., p.
185-193, ici p. 185.
24 Entretien avec l’auteur, 12 février 2016.
25 Voir, par exemple, le Tissus simultané n°11 (1924) repr. p. 143 ou encore la photographie
représentant un Mannequin dans un environnement de tissus simultanés, c. 1925, repr. en pleine
page, p. 142 dans : Anne Monfort et Cécile Godefroy (dir.). Sonia Delaunay : les couleurs de
l’abstraction. [Exposition. Paris, Musée d’art moderne de la Ville de Paris, 17 octobre 2014-22
février 2015 ; Londres, Tate Modern, 15 avril-16 août 2015]. Catalogue d’exposition. Paris : Paris
Musées, 2014.

Adresse

Granville Gallery 23 rue du départ 75014 Paris 14 France
Dernière mise à jour le 2 mars 2020