Orsten Groom
La peinture d'Orsten Groom convoque un tour inattendu et déconcertant de l'histoire de
l'art : Byzance, les Danses Macabres médiévales, le maniérisme, les flamands ou encore
Mondrian.
Il affirme ainsi partir des prescriptions de la peinture d'icônes, souvenir probable de ses
obscures origines slaves.
Un geste liminaire préside à l'icône: le fond d'invisibilité, symbolique, matérialisé par le
fond d'or solaire. On peint littéralement à contrejour, contre la lumière aveuglante de
la gloire, par saturation dévorante. La préparation de l'icône, elle, le Bolus, consiste à «
embraser la boue ».
L'autre grande spécificité de cette peinture est l'emploi de la perspective inversée: le point
focal n'est pas seulement hors du tableau, dans l'oeil du spectateur, mais multiple, de sorte
qu'il fond sur lui de toutes parts en « mâchoires », comme dit Groom.
Un « hors-de-soi » de peinture que projette sa palette hors du tube, crue. Un Tohu-Bohu
où chaque forme congénère conspire par fatras proliférant et saturé, peuple monstre,
bestiaire infernal.
Groom brandit les perroquets de Jordaens, et il y a de ce bourrage en jeu, de cette farce
flamande. Le pan du tableau se fait mascarade, hérissée sur un même plan comme instance
cryptique, grotesque et forcenée. C'est bien une Anti-gloire qui grippe l'oeil effaré, un brasillement
apocalyptique qui le confond (au sens policier). Processus et procès se mêlent,
le fond perce, les couches se révulsent en une porte tambour du temps dernier.
La crise épileptique (dont l'artiste est adepte) se déploie en trois phases de charge, de décharge
et d'une ultime: le Stentor. Celle-ci consiste en une imitation parodique du cadavre,
inerte et grimaçant, désamorcé.
Cette récapitulation morbide et satyrique trouve sa hantise dans l'instance judaïque du
Sheol.
Le Sheol est cet enfer où chacun échoue, sans distinction aucune de qualité: justes et
salauds y coexistent indifféremment, « nuances d'eux-mêmes » échancrées de leurs identités,
attendant de retourner au néant, à la matière. La grisaille y règne.
Mais le gris n'est pas la grisaille quelconque, et celui d'Orsten Groom est vindicatif, affirmatif,
conquérant.
Ce qui travaille le peintre, et ce qu'il travaille en retour est bien cette neutralisation à
l'envers du torrent indifférencié, ou comme le dit Kafka « tenir en échec ces puissances
diaboliques qui frappent à la porte ». Le carnavalesque retourne plans et figures, agite
bêtes et prélats, troque le morbide pour son exact opposé: le macabre. Toutes les couleurs
s'intensifient et convoquent une dernière fois les formes qui s'y ébrouent, une seconde
avant le Sheol.
Le titre ambivalent de ce cycle en propose le seuil panique. FELDGRAU, le « gris de terrain »
guerrier, se fait ainsi dernière et incandescente querelle des images contre leur extinction.
Henri Łobuzinski