Mes Tresses Décollent

Aurélie Dubois
Exposition
Arts plastiques
Galerie de la Voûte Paris 12

« Mes Tresses décollent » – Aurélie Dubois Galerie de la Voûte, Paris 

Associée à l’apprentissage, l’école est aussi synonyme de devoirs, de punitions et de brimades. Entrecoupée de récréations, la journée d’école répond à un cérémonial rigide et immuable. Aurélie Dubois a intitulé sa nouvelle exposition « Mes Tresses décollent », mais l’on peut comprendre également « maîtresse d’école » et « maîtresse des colles ». Ces équivoques sont le pivot réflexif de l’artiste qui poursuit ses recherches sur le double-sens, le caché, le non-vu, la révélation de la Vérité. Dans l’imaginaire collectif, la maîtresse d’école a le pouvoir et l’ascendant sur ses élèves. Crainte, respectée, voire même admirée, elle peut être aussi source de fantasme pour des jeunes élèves qui se doivent d’obéir à cet Autre qui n’est pas leur mère. Selon la thèse rousseauiste, l’homme naît bon et est perverti par la société. L’école agit comme le premier lieu de sociabilité des êtres à éduquer. L’école est le facteur du passage du « bon » au « mauvais ». L’apprentissage aveugle des règles de grammaire, des tables de multiplication ou de formules rabâchées bêtement (je, tu, il, nous, vous, ils ; mais, où, est, donc, or, ni, car…) dépossède le sujet de son libre-arbitre car il doit apprendre sans comprendre. La quête de connaissance imposée aux élèves entraîne la perversion. Le pouvoir se concrétise par le « savoir » a priori conféré à la maîtresse d’école. Ce rapport de force (dominant / dominé ; savoir / ignorance) peut s’avérer source de perversité, de masochisme et de frustration. À l’école, la connaissance est inculquée par la force et la contrainte, meilleurs moyens de faire éclore frustration et échec. Ce dernier se manifeste par la punition donnée par la maîtresse pour « apprendre » à l’élève à obéir, à réussir : devoirs, heures de retenue ou « colle » (maîtresse des colles) et même de mise au piquet. Envoyé au coin, l’élève « parle aux murs ». Comme dit Lacan, « les murs, c’est fait pour entourer un vide ». Vide qui doit être comblé à tout prix, selon les volontés du système éducatif et sociétal. 

Aurélie Dubois s’attache dans cette exposition à démonter l’archaïsme du consensus tacite autour du savoir enseigné à l’école mais aussi dans la société. En détournant les images à portée éducative que l’on trouve aux murs des classes, l’artiste réécrit une histoire de l’apprentissage. L’image et sa symbolique rééduquent les élèves. Ainsi, cette image de basse-cour où les bêtes à plumes sont nourries au grain par une femme qui récite les trois premiers pronoms personnels « Je Tu Ils » (entendre « Je tue ils »), lisibles dans un phylactère. Trois oies apparaissent égorgées mais continuant de quémander la becquée. Cette nourriture serait-elle mortelle ? Ce remplissage a priori vital est-il si anodin ? Métaphore du vide rempli du savoir. Autre thème récurrent dans le travail de l’artiste, celui de la « correction ». Les sentiments purs et universels tels l’amour se doivent d’être corrigés. À l’instar de ces cahiers remplis de pages d’écriture où l’élève copie des lignes en punition. Contrairement aux traditionnels verbes conjugués, ici, la déclaration « je t’aime, je t’aime, je t’aime… » est répété inlassablement. L’injonction « Corrige tes fautes » barre ces épanchements amoureux. Tout ce qui n’est pas nécessaire au savoir, à l’enrichissement personnel et matériel est superflu voire tendancieux. Ce qui dépasse doit être corrigé. Ceux qui sont « censés savoir » (maîtres, professeurs en tout genre…), investis du pouvoir que la société veut bien leur donner empêchent la quête de la vérité, synonyme de libre arbitre. Les perturbateurs sont donc corrigés ou éradiqués et l’artiste agit comme révélateur, agent actif de cette remise à plat des codes immémoriaux d’apprentissage. La tresse, thématique récurrente des derniers travaux d’Aurélie Dubois, est ici convoquée pour insister sur l’involution de la conscience des êtres brimée par l’apprentissage contraint. Mais toujours persiste cette question : quel est le plus important ? Le savoir (ça voir) ou la vérité ? 

Clotilde Scordia 



Contre l’aliénation, ma liberté

Paul Ardenne

Mes tresses décollent ? Aurélie Dubois, avec cette nouvelle exposition, enfonce le clou. Quel clou, et sur quel support ? En quelques oeuvres bien senties évoquant l’univers de l’école enfantine, l’artiste revient sur la construction de l’âge de raison et ses effets négatifs. Le clou, c’est la causticité, le doute, l’insolence, la désobéissance. Le support du clou, ce moment ambivalent que représente, dans la vie d’un être humain, celui de la première scolarité. Ce moment, écolières et écoliers le vivent entre apprentissage de l’obéissance et perte graduelle de la conscience libre, sur fond de graduelle intégration au monde codé des parents, des adultes, des législateurs de tous ordres.
Pour le dire autrement : si l’école nous donne des armes pour affronter le monde (gloire à l’éducation), elle ne nous lie pas moins les mains comme l’esprit (toute éducation, la meilleure y compris, est une contrainte). On ne naît pas asservi, on le devient.

Ni dieu ni maître (d’école)

Un regard sur les oeuvres proposées pour la circonstance nous confirmera si besoin était la position que prend Aurélie Dubois, celle de l’élève retorse, de l’énervée qui n’a pas l’air d’aimer l’école. Aurélie Dubois redevenue élève n’est pas dupe : la chaise d’école stéréotypée sur laquelle elle s’assoit nous est présentée ici en noir, comme le tableau où officie la maîtresse ou le maître : le tableau noir, lieu de l’énoncé des règles, confond sa nature avec tout ce qui l’entoure, en le contaminant, à commencer par l’écolière assise sur sa chaise. Aurélie Dubois redevenue élève n’est pas sage, comme le confirmera cet autoportrait de l’artiste devenue un curieux vampire laissant filer sous sa bouche non du sang mais, au terme de l’absorption du contenu d’un encrier, un large filet d’encre. Aurélie Dubois redevenue élève n’aime pas les leçons trop didactiques, elle subvertit leur sens comme lorsque dans un jeu des sept erreurs prenant pour thème les animaux de la ferme (une réalisation intitulée basse cour, sans le trait d’union : la cour des gueux, des indisciplinés, des exclus), elle y coupe le cou des oies... Et puis, Aurélie Dubois redevenue élève préfère à l’évidence la récréation 
Aux heures d’enseignement, elle conçoit des marelles non sans y glisser quelques connotations féministes. "Je Tu, ILS", peut-on ainsi lire sur l’une d’entre elles, comme à dire que l’institution qu’est l’école, en un doublet de la phallocratie, perpétue depuis des lustres la domination masculine.
L’oeuvre d’Aurélie Dubois, "artiste de garde", se déploie comme une réponse armée à nos aliénations. Sans les déplorer jamais mais, au contraire, en en faisant un objet de création, sur un mode autant analytique que plastique. Dessins, sculptures, vidéos, installations, avec la même intention, dévident chez cette artiste intraitable le roman de la vie vécue, contre la vie rêvée. Je me rêve mâle, ou androgyne ? Je suis une femme. Je me rêve libre ? De multiples pouvoirs m’enserrent. Je me veux innocente, pure, neuve ? Je suis calculatrice, l’impureté ne me laisse pas de marbre, je suis aussi vieille qu’Eve et que Judith, les grands-mères symboliques de l’humanité, et des diablesses, mes doubles, au-delà du temps. 

Une partition de combat 
Depuis plus de vingt ans à présent, Aurélie Dubois chasse sur le territoire de la morale toujours déçue. Il y a des codes de bonne conduite, ainsi le veut la vie en société. Mais il y a aussi le désir, cette contrepartie trop souvent indomptable, qui rend les humains inadaptés de facto à leurs propres lois.
Si l’aliénation naît de l’obéissance à la loi, la création, chez Aurélie Dubois, naît pour sa part d’une divergence assumée par rapport à ce que la loi commande de représenter. Ne nous étonnons pas, en conséquence, que le bréviaire plasticien de l’artiste irradie de figures mal normales, bellmériennes, femmes-enfants ou individus- monstres, êtres humains trop humains que taraude et transforme leur sexualité en une offre visuelle ou audiovisuelle où saleté, sang, sanies voire violence charnelle s’invitent volontiers. Aurélie Dubois, arrière petite-fille du marquis de Sade ? Peut-être, sous condition que Sade, par le biais d’une métamorphose incertaine, se soit à la fin croisé avec Freud, Lacan, Foucault ou Guattari.
Comme l’écrivait le psychanalyste Daniel Androvski, "Nous pouvons considérer le corps comme une partition qui dès la naissance s’exprime par des cris. Aurélie Dubois affirme par son œuvre que ces cris s’écrivent même si ce qui se crie ne s’écrit pas. Au pire, ça se dessine, notamment sous la forme du sexe, de la tension, du râle et de certains hurlements." Et d’ajouter : "Il y a une analogie et un devenir entre le cri et le trait". Que veut signifier 
Androsvski ? L’oeuvre d’art, forme de révélation intime, d’accouchement d’un cri que la morale entend faire taire et réduire au refoulé, est bien une maïeutique. Par l’oeuvre d’art et à travers elle transite le vocabulaire personnel de la désaliénation et l’expression revancharde du coup vengeur que l’on rend à ses propres fureurs, à ses propres contrariétés, à ses propres interdits. En somme, il faut créer pour être soi et advenir à soi. Et ce faisant, se recréer, non plus à la mesure de ce que la loi fait de nous mais au prorata de ce que l’art même défait de nous, pour le révéler, en une épiphanie de l’aveu. 

Moduler un langage ascolaire 
Cette nouvelle exposition d’Aurélie Dubois, dans cette perspective, est d’une clarté limpide. Le thème apparent en est l’école, l’école primaire pour tout dire, celle où la cire jamais tout à fait vierge de l’esprit de l’enfant se voit gravée en profondeur par une infinité de leçons disciplinaires, quand derrière ce thème lisible se dissimule cet autre, latent, le dressage du sujet, son devenir objet social. Comment se tenir devant autrui ? Comment se comporter en société ? Quelle expression privilégier ? Quelles valeurs célébrer ? Quels gestes bannir impérativement ? Comment devenir un.e bon.ne élève et, partant, un.e bon.ne citoyen.ne ?
L’école n’est pas seulement le second espace de la formation de l’individu, juste après le cadre familial. Elle est encore une structure de cérébration autant que de décérébration, de structuration autant que de déstructuration. Instance de domestication que celle-ci, autant que d’éducation. Le Zéro de conduite célébré par Jean Vigo, la victoire des cancres, ne saurait être l’horizon de la formation scolaire, qui vise cet optimum, des têtes bien pleine calibrées pour l’insertion sociale et la reconduction morale de l’ordre établi. L’école reproduit le mouvement de la civilisation, du désordre vers son contraire. Tout le reste, pour elle, est barbarie. 

Mes tresses décollent - pour "Maîtresse d’école" -, le titre donné à son exposition par Aurélie Dubois, donne le ton qui est ici celui de l’artiste : produire une conjugaison falsifiée et reformulée de la langue apprise à l’école et par extension, une "déconjugaison" de ce que cette langue acquise contient de prescriptions morales. Ce jeu langagier, au-delà de l’intitulé de l’exposition, se continue au sein de celle-ci à travers maintes recompositions langagières du même acabit, mettant à mal, et signifié, et signifiant. "J’ai" ? Voilà qui peut devenir "je hais". "Je Tu..." se change aussi bien en "Je tue" et ainsi
de suite, en un jeu déstructurant avec la langue où le mot ne désigne plus ni lui-même ni la chose, n’en déplaisent à Cratyle et Hermogène, mais une subversion radicale du langage officiel, support par excellence de la communication normative. L’exposition proprement dite, où le spectateur retrouvera l’univers des pupitres enfantins, de l’encre qui coule du porte-plume et des panneaux didactiques de type imagerie d’Épinal, s’impose dès lors comme un théâtre de la cruauté, une mise en scène du non. Papa, Maman, je ne veux plus aller à votre école. 

Paul Ardenne est écrivain et historien de l’art. Il est notamment l’auteur de Art, le présent, éditions du Regard, 2009. 

Née en 1975 Aurélie Dubois vit et travaille à Paris. « Artiste de garde », elle veille aux thématiques telles que la folie, le sexe, les pulsions, les réprouvés, les animaux. Diplômée de l’ENSBA Paris en 2002 et de la Villa Arson, elle participe à des expositions collectives (galerie du Jour-agnès b, galerie de la Voûte, Topographie de l’art...) et à des foires (Fiac, Art Paris, SALO, DDessin, fotofever...). Elle fait partie du Musée de l’Invisible dirigé par Pascal Pique. L’an dernier, le 24Beaubourg a accueilli sa première rétrospective, organisée par Paul Ardenne et auteur du catalogue, et la galerie de la Voûte lui organise en 2018 une exposition personnelle. Une collaboration de langue date avec Daniel Androvski, Psychanalyste et Ecrivain, à donner naissance au concept, entre autre, d’Artiste de Garde. « Aurélie Dubois nous invite dans le labyrinthe diaphane des pulsions » Daniel Androvski. En 2007 et 2010, le FNAC acquiert 14 de ses œuvres.

Horaires

Du mardi au samedi 15h30 - 19H00

Accès mobilité réduite

Oui

Adresse

Galerie de la Voûte 42, rue de la Voûte 75012 Paris 12 France

Comment s'y rendre

Depuis l’arrêt "Porte de Vincennes" prendre la sortie "Passage de la Voûte" puis le passage de la Voûte. Depuis l’arrêt "Picpus" prendre l’Avenue de Saint mandé puis la rue de la Voûte. Bus : 26, 64, 86, 351 et Traverse Charonne
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022