La Fatigue

Exposition collective avec Clémentine Adou, Joan Ayrton, Lena Brudieux , Kevin Desbouis, Jason Hendrik Hansma , Charlie Hamish Jeffery, Hugo Pernet, Francesc Ruiz , Patrick Tosani, Céline Vaché-Olivieri, curated by Franck Balland
Exposition
Arts plastiques
Florence Loewy Paris 03
Lena Brudieux, "Popular Problems", 2019

La Fatigue

Je ne vous apprendrais rien en vous disant que bien avant d’être une exposition en trois chapitres, la fatigue est un état ou plus exactement, comme le formule le Larousse, une « sensation désagréable de difficulté à effectuer des efforts physiques ou intellectuels, provoquée par un effort intense, par une maladie, ou sans cause apparente. »

Il est parfois instructif de s’en remettre à l’autorité d’un dictionnaire pour gagner en précision, ou pour donner à un terme aussi familier que celui-ci une ouverture inattendue. Ici, on relèvera que la fatigue, pourtant génératrice d’une abondante littérature ces dernières années, circulerait « sans raison apparente » dans la société – comme un mal ambiant qui accable les personnes sans que l’on sache vraiment pourquoi, ni comment. L’historien Georges Vigarello, plus pointilleux dans son analyse du phénomène, s’est lui risqué à produire quelques explications : « le poids du surmenage, l’ubiquité des milieux techniques, la sur-accélération, la pression d’engins toujours renouvelés, l’informatisation du monde, la mode généralisée de l’instantané et de l’hyper-connexion » (1), tout cela concourrait donc à faire grandir cet état de mal-être omniprésent dans le monde actuel. Rien qui ne serait pourtant littéralement synonyme d’épuisement physique, ou qui toucherait directement aux limites de ce qu’un corps peut fournir comme énergie pour assurer sa propre survie. C’est que, nous dit-on également, on parle ici d’un autre type de fatigue : une fatigue contemporaine, qui n’est « plus la fatigue physique venant envahir le mental au point de le hanter, mais la fatigue psychologique venant envahir le physique au point de le briser. » (2)

Reprenons. Je suis fatigué, vous êtes fatigué·e·s. Les invocations pour ce fameux « monde d’après », qui serait aussi celui d’un autre rapport aux ressources (vivantes ou planétaires), ne sont pour l’instant que des chimères. Le monde qui est le nôtre pèse toujours sur la somme de nos épuisements respectifs en même temps qu’il les alimente continuellement de nouvelles causes. De ces sentiments d’usure, nous ne formulons pas toujours de conscience très nette, mais parfois celle-ci vient frapper à la porte des nerfs, des muscles, de toute la belle mécanique humaine pour rappeler que cette condition n’est pas seulement passagère, mais qu’elle est consubstantielle des réalités néolibérales que l’on partage. Son installation en nous provoque des sensations mêlées d’impuissance, de perte des moyens ou d’abattement profond qui se signalent d’autant mieux que la vie, autour, semble maintenir sa cadence régulière. Le philosophe Byung-Chul Han a qualifié la société d’aujourd’hui en tant que société de la performance, où les sujets affichent de manière indistincte un excès de positivité (3) conduisant à différentes formes d’auto-exploitation. Le burn-out, forme paroxystique de la fatigue mentale, apparaît alors comme « la conséquence pathologique d’une exploitation volontaire de soi-même. » (4) Jusqu’à présent restreinte à la sphère du travail, et depuis peu identifiée en français sous le terme d’« épuisement professionnel », cette souffrance étend désormais sa logique perverse dans différentes strates du monde social, dominées par des stratégies d’hyper-sollicitation et de captation des attentions. (5)

De tout cela, l’exposition imaginée pour la galerie Florence Loewy n’ambitionne ni de fournir une illustration, ni d’opposer un quelconque argumentaire critique. Considérant que la fatigue est davantage qu’une toile de fond, mais bien plus justement une sorte d’état commun dont il arrive que la production artistique puisse manifester certains effets, elle se fait le relai d’une manière d’être au monde littéralement fatiguée. C’est ainsi que cette humeur se diffuse sans nécessairement dire son nom dans les œuvres qui accompagnent chaque chapitre de cette exposition, auxquelles ce texte pourra servir de lieu d’apparition d’idées qui leur seront, ou non, rapportées. Exposition de fatigues ou fatiguée donc, et parfois peut-être fatigante dans son régime d’apparition particulier (au rythme de trois occurrences entre novembre 2021 et février 2022), elle tente avant tout de suivre, sans opérer aucune démonstration, les vagues de contradiction qui fondent un rapport possible – et néanmoins complexe – à l’époque.

Franck Balland

1. Georges Vigarello, Histoire de la fatigue du Moyen Âge à nos jours, Éditions du Seuil, 2020, p. 356.
2.Ibid, p. 347.
3. Entendu comme l’expression d’une flexibilité et d’une disponibilité humaine telle qu’elle en rejette toute négativité, ou pouvoir de dire « non ».
4. Byung-Chul Han, La Société de la fatigue, Circé, 2014, p. 24.
5. Voir à ce propos le dernier ouvrage paru en français de Byung-Chul Han, L’expulsion de l’autre, PUF, 2020.

La Fatigue, une exposition trois chapitres, avec :
- Lena Brudieux, Hugo Pernet, Céline Vaché-Olivieri, Francesc Ruiz
- Clémentine Adou, Kevin Desbouis, Charlie Hamish Jeffery
- Clémentine Adou, Joan Ayrton, Jason Hendrik Hansma, Patrick Tosani

Commissaires d'exposition

Adresse

Florence Loewy 9-11 rue de Thorigny 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 23 février 2022