IRND

Exposition
Arts plastiques
Galerie Allen Paris 03

À travers son exposition IRND, Colin Snapp nous propose diverses rencontres avec les mécanismes de la perception moderne. Lorsqu’on aborde l’œuvre sous l’angle de l’intérêt indéfectible de l’artiste pour la capture d’images, deux thèmes apparaissent immédiatement, la nature et la technologie. L’importance de la manière dont la seconde affecte la première se manifeste lorsqu’on prend en compte l’intérêt de Snapp pour la médiation de l’expérience. Nous assistons à un effondrement du processus pictural au profit d’un inventaire fractionné visant à susciter la perception d’une image. Ce qui est dépeint, c’est l’exploration par l’artiste de la distanciation rétinienne par rapport à l’expérience, conçue non comme un obstacle mais comme une voie d’exploration et un mode de composition. IRND nous confronte à la question toujours plus pertinente de l’intervention dans la vision moderne.

Si nous devions définir le Land Art comme l’émergence d’un lien inextricable entre le paysage et l’art, où ce dernier est créé dans et par la nature, alors le travail de Colin Snapp peut également être considéré comme du Land Art. Là où il ne relève plus de cette approche, c’est dans la mesure où l’œuvre ne demeure pas dans la nature. Il observe l’évolution rapide de notre “ relation sociale à la terre”1 sans intervention directe de sa part. Son souci de documentation se révèle lorsqu’il déclare : “Je me considère comme un Land artist mais actuellement, j’ai l’impression que je peux être plus efficace en témoignant de certains signes ou phénomènes plutôt qu’en les créant”2 . Il parle de “recadrer la nature”3 et c’est à travers un processus de montage que les idées de Snapp se révèlent à nous.

Abstraire des éléments de l’expérience est une approche récurrente déjà adoptée dans ses œuvres précédentes, Glass Studies et Leica Toll de 2012 ainsi que dans National Charter de 2013. Cette abstraction prend forme dans TC Studies, sa série en cours d’éditions uniques de photographies grand format. Attrayantes et poétiques, ces œuvres proposent une version fictionnelle de la vision d’un touriste filmant en vidéo la nature sauvage. Ayant pour titres les données temporelles incrustées dans l’image, les TC Studies sont des photographies d’écrans rabattables de caméras vidéo d’inclinaisons variables. Celles-ci saisissent un instant spécifique inscrit dans le temps, dont la nature éphémère se trouve ainsi gelée, enregistrée et distanciée. La réduction ainsi opérée des multiples facettes du milieu naturel à une surface plane visible sur un écran y superpose un second point de vue. En dépeignant des niveaux de vision multiples, à plusieurs degrés d’éloignement de la source d’origine, Snapp fait ressortir notre mode de vie moderne, notre culture des écrans et de l’auto-médiation – notre distanciation par rapport à l’expérience directe. L’image d’un petit écran plat se mue en une macro-texture de verre pixellisé mesurant 1m80; si le temps de la nature est filtré par la technologie, c’est à Snapp qu’échoit le pouvoir de lui redonner un état sculptural et organique suscitant un renversement déstabilisant.

La série IRND de 2014 formalise clairement les objets qui contribuent à notre distanciation. Nous voyons concrètement les objectifs infrarouge à densité neutre utilisés pour tourner les films, et employés en l’occurrence par l’artiste dans le cadre de son travail vidéo, maintenant encadrés, montés sous verre tels des objets vénérés. Ces lentilles sont utilisées lors du tournage pour filtrer la lumière avant qu’elle ne frappe l’iris de la caméra. En présentant deux vitres entre lesquelles flotte un gel coloré, Snapp nous parle de la distorsion de la vision opérée par la paroi de verre. “L’individu moyen passe chaque jour un temps considérable à regarder à travers des écrans ou des filtres ; qu’il s’agisse d’un pare-brise, d’un écran d’ordinateur ou de lunettes de soleil, tous impactent notre manière de percevoir.”4 Les lentilles IRND [= infra-rouge à densité neutre] se sont fendues ou brisées à l’usage, ce qui témoigne de leur contribution à notre désengagement du monde réel.

Tout comme la série IRND, Deluxe Automatic (2013), présenté dans la galerie sur un empilement de moniteurs, propose une méditation sur les outils utilisés pour réaliser des films. Comme fétichisée, cette unique lampe de studio à l’usure authentique se balance d’avant en arrière devant le regardeur, se détachant sur un fond monochrome d’une simplicité attrayante. Cette pulsation lente et dramatique, quasi-sexualisée, ne révèle rien d’autre que les processus mis en œuvre. Induisant un état hypnotique, l’installation nous fascine, faisant écho aux désirs de l’artiste. Etude pleinement aboutie, Deluxe Automatic documente le nonchalant avènement à l’état de sculpture de cet outil de production d’images.

La vidéo Panorama, de 2012 (projetée à intervalles réguliers durant l’exposition) aborde très clairement le thème d’une expérience déconnectée de la nature. Cette vidéo monocanal de 37 minutes observe des touristes investissant et parcourant la nature sauvage bien reconnaissable des parcs nationaux du nord-ouest des Etats-Unis. Des autocars entiers d’amoureux présumés - quoiqu’apparemment très passifs - de la nature se confrontent à des paysages impressionnants en se cantonnant aux chemins et aux points d’observation aménagés. Ces itinéraires tracés visent déjà à empêcher toute immersion des touristes dans la nature, mais ceux-ci, automatiquement et comme obéissant à une consigne tacite, ajoutent une barrière supplémentaire en interposant un écran entre eux et l’objet de leur attention. Ce faisant, ils réduisent, sans même en prendre conscience, un point de vue à 360 degrés aux dix centimètres de largeur d’un écran à cristaux liquides. C’est certes le cas d’une grande part de nos existences modernes, mais c’est dans le milieu naturel que Snapp exacerbe ce phénomène. Manifestement étrangère au paysage, la technologie y révèle l’étendue de son pouvoir.

Nous détournant de l’expérience directe du réel, l’approche documentaire s’est imposée à proportion de notre recours toujours croissant à la technologie comme mode de connaissance du monde qui nous entoure. Il peut sembler évident que nous détacher du présent ne saurait nous être que préjudiciable, et pourtant ce sont les outils mêmes que nous utilisons pour nous connecter qui ont l’effet inverse de nous séparer de ce que nous tentons de comprendre.

1-3. Propos tenus par l’artiste lors d’une conversation téléphonique et dans un courrier électronique.
4. Entretien avec Colin Snapp du 16 octobre 2013 publié http://etudes-studio.com/

Artistes

Adresse

Galerie Allen 6, passage Sainte-Avoye 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022