Graphisme et informatique : rapide bilan d'une liaison durable

Par Michel Wlassikoff

La décennie prodigieuse

Il y a dix ans environ la micro-informatique apparaissait de manière déterminante dans le champ du graphisme: premières machines performantes, premiers périphériques, et surtout premiers logiciels de publication assistée par ordinateur (PRO). (OuarkXPress est mis sur le marché fin 1987; lllustrator en 1988; et Photoshop en 1990). Ces logiciels graphiques n'ont cessé depuis de s'améliorer et de s'imposer comme les outils essentiels de la PAO.

La chaîne graphique (c'est-à-dire l'ensemble des techniques et des activités qui concourent à la réalisation d'un imprimé) a subi de plein fouet ce bouleversement technologique. La photocomposition est pour ainsi dire « remontée» vers les concepteurs graphiques grâce aux facilités de maniement de la typographie et de la mise en page. La photogravure entre peu à peu dans le cadre de leurs prérogatives. Cette mutation rapide, générale, parfois brutale puisqu'elle a provoqué la disparition de divers métiers, s'inscrit toutefois dans une constante évolution technique et fonctionnelle du domaine de l'imprimé, où les graphistes ont su trouver leur place depuis longtemps. Les logiciels se sont ainsi inspirés des habitudes professionnelles et ont pris en compte les propositions des graphistes, ce qui a assuré leur adoption rapide et leur constante adaptation.

Au demeurant, la différence se précise entre le monde de l'Imprimé et l'univers de l'écran informatique. On en voit quotidiennement les signes: usage généralisé d'écrans graphiques dans l'Industrie et les services, débuts de l'Interactivité « de masse»   - depuis le Minitel jusqu'aux sites Internet, en passant par les billetteries. L'interactivité et l'hypertexte (sollicitation du choix et du geste de l'utilisateur et renvoi incessant à d'autres types de données) ouvrent de larges perspectives au graphisme d'information. La conception et l'usage des formulaires, modes d'emploi, plans, registres, etc., seront de plus en plus subordonnés au numérique, leur mise en forme restant « de facto »   liée à la connaissance de la mise en page.

Il est encore difficile d'évaluer les répercussions du multimédia sur les fonctions du graphiste et sur les limites de la profession. Les images (fixes et animées), les textes (fixes et en mouvement), et les sons placés sur un même support numérique deviennent techniquement identiques et peuvent ainsi faire l'objet d'un « mixage absolu ». Cette conjugaison sans précédent des disciplines et des pratiques ouvre un territoire dont on ne peut qu'imaginer les richesses. Le graphisme de création pourrait y connaître un essor remarquable avec l'avènement de nouveaux langages.

Les apports et les contraintes

La rapidité et la souplesse de l'outil informatique - la grande diversité des combinatoires, les possibilités infinies d'expérimentation et de « repentir » , la visualisation immédiate, etc., - ont apporté au graphisme des avancées techniques et des facilités impressionnantes.

C'est certainement dans le champ de la typographie que les apports ont été les plus fructueux. La difficile mais constante amélioration de la reproduction numérique des caractères typographiques a permis la mise en œuvre et la diffusion massive d'une grande diversité de polices. Les graphistes ont désormais tout loisir de comparer, expérimenter, mettre en regard. Cela a stimulé leur compétence et leur savoir typographiques et renforcé leur rôle de prescripteurs.

Le développement des logiciels a certes favorisé tous les « bidouillages»   possibles de caractères existants, mais cette appropriation a servi de base à d'authentiques créations. La revue californienne Emigre a ouvert la voie, une « nouvelle typographie»   adaptée à de nouveaux outils et à une époque bouleversée est apparue. Comme celle prônée par les avant-gardes des années vingt, cette nouvelle typographie rie s'est pas contentée de renouveler le dessin de caractères, elle a revendiqué une nouvelle lisibilité et une conception différente de la mise en page. Ce bouillonnement typographique profond et durable touche à la lettre en mouvement; il est une source vive pour le multimédia.

Les possibilités offertes par l'informatique ont permis des expérimentations illimitées de matières, que de nombreux graphistes ont traduit en opportunités créatrices: emploi et émergence de couleurs qui appartiennent en propre à cet univers, de signes graphiques singuliers, dont le pixel - matière première de l'image numérique - est, si l'on peut dire, le stéréotype... Confrontées à la nouvelle richesse typographique et grâce à la facilité décuplée des compositions et des collages, ces ouvertures plastiques ont enrichi sensiblement le rapport entre le texte et l'image.

Les nouvelles approches graphiques impulsées par l'informatique se sont fondées sur de nouvelles aptitudes visuelles de la part du lecteur/spectateur. Des graphistes ont mis à l'épreuve les conditions de la lecture, jouant avec les limites de la visibilité. Leurs recherches, au même titre que celles du montage audiovisuel, ont tracé un chemin important pour le multimédia.

Cette formidable évolution n'est toutefois pas exempte de contraintes. Les plus importantes sont économiques, mais elles touchent au cœur même de la création. Les fabricants de matériels se livrent une guerre sans merci pour imposer leurs équipements; la production graphique se trouve directement confrontée à cette surenchère difficile à suivre - une version de logiciel est obsolète au bout d'un an. Le graphiste doit ainsi tenir compte en permanence de l'amortissement de ses outils. Les commanditaires ont tendance à considérer le graphiste comme un prestataire de services, apte à gérer de nombreuses phases de la conception - la correction typographique, par exemple - qui ne relevaient pas autrefois de ses prérogatives. Cela l'oblige à étendre ou à renouveler constamment ses compétences tout en maîtrisant sa « productivité».

Par ailleurs, un logiciel n'est pas un objet neutre, il définit une architecture de travail et propose en quelque sorte un langage, dont certains tics sont devenus clairement identifiables: les ombres et les flous de Photoshop, les superpositions de textes, les dégradés d'XPress. Il est souvent plus facile de s'en tenir aux apports de l'outil que de se lancer dans une recherche sans garantie de rentabilité. La soumission aux lois du marché renforce cette paradoxale frilosité face à l'ordinateur, favorisant les clichés et les copiages.

Deux contraintes plus particulières à la PAO tiennent, d'une part, à ce que la visibilité exacte du papier imprimé n'est pas restituée sur écran. Le rendu des couleurs et la luminosité de l'image y sont mis en valeur, mais la résolution et le dessin des caractères diffèrent, quand ils ne perdent pas en finesse et en précision ; le texte, abordé d'une autre manière par le regard, se lit moins aisément. D'autre part, des types de créations parfois très différents (affiche, mise en page) sont placés sur le même registre, traités dans le même cadre, et ne bénéficient plus d'une approche spécifique.

Les réalisations multimédia, en revanche, ne subissent pas ces contraintes. Perçues en général de la même façon par ceux qui les créent et par ceux qui les utilisent - même cadre, même type de lumière et de lisibilité, distance similaire -, le support de leur production est aussi celui de leur diffusion. Pourtant de jeunes graphistes immergés dans le multimédia ressentent comme un manque l'absence de contact avec la matière; ils revendiquent également la nécessaire distance dans la gestation d'une œuvre. Ils croisent ainsi les préoccupations de certains graphistes « traditionnels » , qui font appel à l'informatique uniquement pour une finalisation du travail, mais pour qui la démarche créatrice ne peut faire l'économie du lien avec la matière.

Le potentiel technique est loin d'avoir été complètement exploré et il reste beaucoup à faire pour le maîtriser. Les jeunes créateurs graphiques auront cette tâche à accomplir, très certainement, et contre toute attente, dans un dialogue étroit entre le support imprimé et le cyberespace.

Le Multimedia

Le fossé est grand entre une réalité souvent empesée et les proclamations enthousiastes à propos du multimédia. Les CD-Rom ont rarement montré une valeur distincte et une qualité supérieure à celles du livre illustré ou du film documentaire. R l'évidence, le multimédia n'arrive encore pas à se détacher des mondes de l'imprimé et de l'audiovisuel.

La présence du graphisme apparaît à tous les acteurs du multimédia comme une nécessité, le terme recouvrant des acceptions très différentes selon que l'on se place dans l'univers des jeux vidéos ou dans le cadre des CD-Rom culturels, mais le rôle créateur du graphiste n'est cependant pas suffisamment reconnu.

Fruit d'un travail d'équipe, la réalisation d'un produit multimédia suppose une répartition et une orchestration rigoureuses des fonctions, dont certaines relèvent de métiers absolument neufs. Dans ce contexte, le graphiste est une sorte de chef d'orchestre qui coordonne et formalise la présentation visuelle, tout en intervenant dans le contenu et sur les grands principes de navigation. Position importante mais relativement mal définie, ce que traduit la multitude d'appellations possibles: graphiste, infographiste, concepteur graphique, designer, screen designer, opérateur, directeur artistique, réalisateur, etc.

L'interactivité entre la machine (le programme) et l'utilisateur nécessite des recherches d'interface conciliant graphisme, ergonomie et connaissances informatiques. Le dialogue entre technicien, designer d'interface et graphiste oblige ce dernier à disposer de solides bases informatiques et d'une bonne connaissance de la plastique de l'écran. Dans le cadre de la réalisation proprement dite, le graphiste doit maîtriser les questions de montage et souvent comprendre les problématiques liées au son; il lui est nécessaire aussi de dialoguer avec des scénaristes, des vidéastes, des ingénieurs du son.

Abordant des fonctions nouvelles, la typographie animée notamment, le graphiste travaille à l'avènement de disciplines purement « multimédiatiques»   - certains génériques utilisant remarquablement les possibilités du texte en mouvement en sont les premiers témoignages probants.

Le graphiste multimédia devient un « concepteur mutant» , qui, placé au cœur du dispositif, peut aussi bien accéder au titre de réalisateur. De nombreux jeunes graphistes en sont conscients et ils se sont engagés dans une bataille juridique pour la reconnaissance d'un statut plein et entier de leur droit d'auteur. Au demeurant, pour que la notion d'auteur puisse réellement prendre sens, il faudrait que les balbutiements prometteurs du multimédia produisent un langage fiable et dégagent des approches esthétiques novatrices. Ce n'est pas encore le cas: les avancées dans ce domaine paraissent encore limitées à des aspects documentaires ou aux jeux vidéos - un peu comme le cinéma à ses débuts était cantonné dans les baraques foraines.

Formation et pédagogie

La formation dans les écoles supérieures d'art, vivier traditionnel de l'enseignement du graphisme, est forcée de s'adapter rapidement au constant développement de l'apprentissage et des outils qu'impose le numérique. La PAO est relativement bien intégrée, et les ouvertures qu'elle a offertes aux professionnels se sont traduites au niveau des écoles par un renouveau des enseignements fondamentaux du design graphique. Typographie et mise en page ont connu un regain d'intérêt et des avancées pédagogiques significatives. À ce titre, il faut souligner le rôle de l'Atelier national de recherche typographique (d'abord dans le cadre de l'Imprimerie nationale, puis de l'Ensad depuis 1996), dont les recherches ont permis à une génération de jeunes typographes et créateurs de caractères de s'épanouir.

Les principes de la typographie et de la mise en page sont fondamentaux pour les graphistes multimédia et l'enrichissement de cet enseignement leur a été bénéfique. Il n'en demeure pas moins qu'il est difficile de placer le multimédia dans l'option communication visuelle, vouée jusque-là à l'image fixe. Le futur graphiste multimédia a besoin en effet de connaître les bases et les interactions de disciplines très diverses: plusieurs d'entre elles sont enseignées au sein d'options différentes (animation, scénographie...), certaines sont souvent absentes des écoles d'art (scénario, son...). Dans ce contexte encore incertain, beaucoup d'étudiants se débrouillent seuls, menant des études à la carte et apprenant de manière autodidacte bien des aspects de la « culture»   multimédia.

Plus généralement, les contraintes du numérique se répercutent dans les écoles d'art. L'achat de postes de travail et de logiciels, le recrutement d'enseignants et de techniciens, représentent un investissement et un budget de fonctionnement importants, que de nombreuses écoles peuvent difficilement assumer. Par ailleurs, l'acquisition de postes de travail personnels par les étudiants accentue les problèmes posés à l'encadrement pédagogique ; l'accès aux étapes de la recherche, en particulier, est souvent rendu plus difficile.

À cette situation structurelle délicate, il faut ajouter la faiblesse d'une approche critique et conceptuelle: les outils théoriques, encore en constitution dans le champ du graphisme traditionnel, font défaut à l'enseignement du graphisme multimédia.

En guise de conclusion illusoire

De nombreux graphistes ont vu dans les mutations de ces dix dernières années l'émergence d'une esthétique nouvelle, radicalement différente de ce que le graphisme a pu inventer auparavant. D'autres ont le sentiment que l'ordinateur « nivelle l'expression graphique dans une sorte de « graphisme universel », avec des créations banalisées par l'universalité des outils, des langages et des pratiques», comme le souligne Philippe Quinton. Même si, pour tous, à présent, le phénomène numérique est incontestable, les perspectives paraissent aussi excitantes qu'incertaines.

Le numérique va connaître encore de prodigieux développements, et les graphistes savent qu'entre les mises à jour des logiciels et l'évolution des systèmes de navigation sur Internet, la « formation permanente » sera de rigueur. Ils savent également que le « tout est possible »   promis par le marché de l'informatique est une pure illusion. L'extension de la PAO a montré les limites des formations rapides, des conceptions clefs en mains, des demandes démesurées de la part de commanditaires convaincus que l'ordinateur permet de répondre à tout et à n'importe quoi. La place de la création, fondée sur des apprentissages longs et complexes, en sortira peut-être renforcée. Il faudra pour cela que les commanditaires, précisément, abandonnent l'idée d'une rentabilité immédiate - elle aussi parfaitement illusoire - de la recherche graphique, et reconnaissent pleinement le rôle des concepteurs dans ce domaine.

 

Ce texte est basé sur des entretiens avec Yacine Aït Kaci et Etienne Mineur, graphistes et enseignants multimédia, et avec Muriel Paris, graphiste, enseignante, auteur de plusieurs recherches sur la typographie et les avant-gardes, il s'appuie également sur les travaux de Philippe Quinton, docteur en sciences de l'information et de la communication, responsable de l'étude « Le Graphiste et l'ordinateur » (Syndicat national des graphistes, 1994), et auteur de « Design graphique et changement » (L'Harmattan, 1997). Il tient compte, enfin, des actes du colloque « Enjeux, écoles d'art, graphisme, multimédia », organisé par l'école supérieure d'art de Cambrai en mars 1997. Michel Wlassikoff est directeur de la revue Signes.

Dernière mise à jour le 29 mars 2021