Charles-Henri-Joseph Cordier : l’Autre et l’ailleurs dans la collection du Cnap

Par Xavier-Philippe Guiochon
Une Chinoise, Femme de type mongol, sculpture de Charles-Henri-Joseph Cordier

Charles-Henri-Joseph Cordier, Une Chinoise, Femme de type mongol, 1853 ((Achat par commande à l'artiste en 1852, Inv. : FNAC PFH-2632 (2))

 

Charles-Henri-Joseph Cordier, Un Chinois, Homme de type mongol, 1853

Charles-Henri-Joseph Cordier, Un Chinois, Homme de type mongol, 1853 (FNAC PFH-2632 (1))

Juive d'Alger, buste de Charles-Henri-Joseph Cordier

Charles-Henri-Joseph Cordier, Juive d'Alger, 1872 (Achat par commande à l'artiste en 1872, Inv. : FNAC 31)

 

Enfant Kabyle, buste de Charles-Henri-Joseph Cordier

Charles-Henri-Joseph Cordier, Enfant Kabyle, 1856-1857 (Achat à l'artiste en 1857, Inv. : FNAC PFH-2648)
 

Femme des îles de l'Archipel, sculpture de Charles-Henri-Joseph Cordier

Charles-Henri-Joseph Cordier, Femme des îles de l'Archipel, 1858 (Achat en 1860, Inv. : FNAC PFH-2644)
 

Femme de l'Acarnanie, sculpture de Charles-Henri-Joseph Cordier

Charles-Henri-Joseph Cordier, Femme de l'Acarnanie, Titre attribué : Fileuse debout en train de bercer son enfant, Type des montagnes de l'Acarnanie, 1858-1859 (Achat en 1860, Inv. : FNAC PFH-2515)

La Danse de l'abeille, sculpture de Charles-Henri-Joseph Cordier

Charles-Henri-Joseph Cordier, La Danse de l'abeille, 1875 (Achat en 1876, Inv. : FNAC 103 , FNAC 23)
 

Alors que le sculpteur a vu l’une de ses œuvres majeures présentée en Chine en 2018 dans le cadre de l’exposition « L’Art des Salons », au National Museum of China de Beijing (Pékin) puis au Musée de la province du Yunnan à Kunming1, et que son actualité s’est poursuivie en 2018 et va connaître une nouvelle consécration en 20192 il convient aussi de revenir sur ses œuvres achetées et commandées par l’Etat et ayant été portées sur l’inventaire de la collection nationale de l’Etat.

Un parcours artistique particulier

Charles-Henri-Joseph Cordier est né en 1827 à Cambrai, dans le nord de la France. Il commence son apprentissage à Lille avant de s’installer à Paris en 1844. Deux ans plus tard, il est admis à l’École des Beaux-Arts qu’il quitte rapidement – l’enseignement ne lui convient pas – pour se former dans l’atelier de François Rude (1784-1855), artiste célèbre pour son relief de La Marseillaise de l’Arc de triomphe, place de l’Étoile à Paris. Au sein de cet atelier, il fait la connaissance de Seïd Enkess, un esclave noir affranchi dont il réalise le portrait, exposé au Salon de 1848. Cette rencontre marque le début de son œuvre ethnographique.
De nombreuses réflexions sur l’origine de l’Homme agitent la communauté scientifique européenne du milieu du siècle, sur fond de conquêtes territoriales. C’est à ce moment que l’anthropologie s’institutionnalise en tant que discipline scientifique, avec la création d’une chaire au Muséum d’histoire naturelle en 1855 et la fondation de la Société d’anthropologie de Paris quatre ans plus tard, dont Cordier est membre. Les méthodes de l’époque consistent principalement en l’observation et la comparaison des caractéristiques anatomiques dans le but d’établir une taxinomie de l’espèce humaine. Entre prétentions scientifiques et intérêts commerciaux, des expositions, au grand succès public, reconstituent les villages de populations non-européennes. On ne trouve pas chez Cordier la thèse alors répandue et majoritaire de la supériorité des européens. Il défend, au contraire, l’idée d’une beauté propre à chaque civilisation, et qu’il entend montrer de manière artistique, sans renoncer pour autant à l’aspect scientifique de son entreprise. Ainsi, il modèle ses « types » par la sculpture en combinant différentes caractéristiques observées chez plusieurs individus afin de créer un « type » idéal et caractéristique.

Vision de la chine impériale des Qing

En septembre 1852, Cordier reçoit la commande de deux bustes de Chinois pour la « galerie des principaux types humains » qui venait d’être créée au Muséum d’histoire naturelle de Paris. Ces bustes ont été modelés d’après une famille chinoise de passage à Paris. Leur présence dans la capitale française est signalée par le journal L’Illustration du 11 octobre 1851 et un portrait collectif est publié dans ce même journal le 18 octobre suivant. D’après cet article, il est possible d’identifier avec précision les personnages représentés. Il s’agit en effet de Chung-Ataï en costume de noble-fonctionnaire Qing, et de l’une de ses deux femmes, également en costume caractéristique de la cour chinoise impériale Qing. L’article de l’Illustration présente en effet ce fonctionnaire mandchou en compagnie de ces deux épouses, et de l’une de ses concubines. Cordier mentionne en outre le type ethnique de ces « chinois », « de type mongol ». En cela, il se montre attentif tant à sa volonté de classement scientifique mais aussi de véracité historique. En effet la dynastie Qing3 est la dernière dynastie impériale à avoir régné sur la Chine de 1644 à 1911. Elle n'est pas d'origine chinoise (Han) mais mandchoue. Elle succède en 1644 à la dernière dynastie d'origine chinoise, celle des  Ming. Le terme « Mongol » utilisé génériquement est toutefois à préciser. En effet les Mandchous descendent des Jurchen (女真), un peuple toungouse qui vivait dans la région comprenant l'actuelle province russe du kraï du Primorié et la province chinoise du Heilongjiang. Cependant les Mandchous lors de leur conquête progressive de l’espace chinois au cours du XVIIe siècle se rapprochent également des tribus mongoles. La nation mongole née sous Gengis Khan n'était, depuis longtemps, plus qu'un peuple fragmenté : ces tribus désunies présentaient cependant toujours une sérieuse menace pour les Ming. Le chef mandchou Nurhaci s'assure l'amitié et la coopération des Mongols, qui lui apportaient leur savoir-faire militaire : il favorisa les mariages entre les lignées des aristocraties jurchen et mongole, créant des liens familiaux entre les élites des deux peuples ; la politique de Nurhaci prit également l'aspect d'un rapprochement culturel, créant pour la langue mandchoue un nouvel alphabet, inspiré de l’écriture mongole. Après la prise de Beijing en 1644, la nouvelle dynastie Qing va alors assurer un nouvel âge d’or à la culture chinoise. À la suite du règne de l’empereur Kangxi (1654-1724), les règnes de Yongzheng (1723-1735) et Qianlong (1735-1796) sont considérés comme le zénith de la puissance de l'Empire Qing, qui s'étend alors sur 13 millions de kilomètres carrés. Cependant, lorsque Cordier entreprend la réalisation de ce double portrait, la Chine des Qing traverse une période de crise politique et économique, marquée par ses conflits internes et externes, en particulier avec les puissances occidentales. La Chine fut conduite à signer le 29 août 1842 le traité de Nankin, premier d'une série de « traités inégaux » : l'Empire cédait Hong Kong aux Britanniques, tout en concédant l'ouverture de nouveaux ports au commerce international. La Chine signe alors avec les puissances occidentales une série de traités qui contribuèrent à libéraliser les relations commerciales, tout en établissant progressivement les concessions étrangères. En 1843, le traité de Huangpu accorda à la France des droits équivalents à ceux du Royaume-Uni obtenus lors du traité de Nankin.

Ces versions en bronze polychrome du Chinois et de la Chinoise d’après les plâtres de Charles-Henri-Joseph Cordier sont des pendants et présentent la même composition. Tout d’abord les bustes des deux personnages prennent place sur une structure architecturale légère imitant une balustrade à motif géométrique symétrique typique de l’époque Qing. L’homme est coiffé de la tresse traditionnelle qui sied à son rang, elle retombe devant lui et vient se perdre entre les motifs de la balustrade puis dans sa main gauche. Le costume est également significatif du rang qu’il occupe à la cour. Les épaulières et le plastron, certainement en cuir, sont ornés de nombreux motifs végétaux et de nuées qu’on retrouve aussi bien dans les arts décoratifs asiatiques que dans les œuvres graphiques. Cet ensemble en cuir cache une ample tunique dont le drapé est remarquablement restitué. Dans sa main droite, croisée sur son bras gauche, il tient une pipe à opium. La femme est coiffée à la mode Qing, c’est-à-dire avec des cheveux tirés en arrière et un chignon travaillé retenu par des broches à motifs floraux. Inclinant sa tête vers la gauche, un léger sourire flotte sur son visage. Elle ramène sa main droite vers son visage dans un geste d’une grande délicatesse, sa main poursuit le mouvement du bras, la grâce du geste est accentué par les faux ongles longs et fins et offrent un très grand raffinement à cette scène. Son autre main, dont le bras est appuyé contre la balustrade, tient un éventail fermé, toujours avec une grande délicatesse. La chinoise est également habillée du costume traditionnel chinois de la cour Qing. Elle porte un  premier vêtement relativement proche du corps et  un second, plus ample, qui ne dégage que les manches du premier. L’ensemble est, comme pour son mari, richement brodé et décoré, montrant ainsi son importance au sein de la cour impérial. Il faut avoir conscience qu’en Chine, la mode est très peu changeante, tout au long de l’Empire les membres du gouvernement et de l’aristocratie portent des vêtements uniformisés ne les différenciant que très peu les uns des autres.

Le succès de ses œuvres amène Cordier à les décliner dans plusieurs versions et dans des techniques variées. À partir des modèles originaux en plâtre, il fait exécuter des versions en bronze comme cet exemplaire commandé par l’État. Il existait également des bronzes oxydés, patinés, argentés et dorés. Il commercialise également des versions décoratives de ses Chinois, en porcelaine, dont il confie l’exécution à son ami le sculpteur Charles-Martial Baury (1827-1879). Ainsi l’œuvre de Charles-Henri-Joseph Cordier participe à la diffusion de l’univers asiatique en Europe et plus particulièrement à Paris, déjà très sensible à cette culture qui se traduit par un accaparement des motifs et techniques asiatiques par les artistes occidentaux et parisiens, et qui donnera naissance au japonisme.

Cordier dans la collection nationale

La Direction des Beaux-Arts s’est montrée particulièrement attentive à suivre et à soutenir la carrière du sculpteur Cordier. Ainsi pas moins de 37 œuvres ont été achetées ou commandées et portées sur l’inventaire de la collection nationale de l’Etat. Notamment une Juive d’Alger réalisée en 1872, magnifiée par l’usage de plusieurs matières et par sa polychromie. Ce buste est une reproduction de celui présenté au salon de 1863 et à l’Exposition Universelle de 1867. Il faut également citer Enfant Kabyle, acheté en 1857. Cordier le sculpte dans du marbre de la région de Skidda en Algérie (où les carrières de marbres du Djebel Fil Fila ont été exploitées dès l'antiquité romaine), dans une tradition antique qui peut rappeler Santignano ou encore Houdon.  Il réalise également des fontes en bronze de ses compositions comme Femme des îles de l’Archipel (1858), en dépôt depuis le décembre 2008 au Musée de Cambrai ou encore la Femme de l'Acarnanie, de 1858-1859, déposée depuis 2011 au Musée des Beaux-Arts de Lons-le-Saunier. Il exécute également des grandes sculptures en marbre, en pied, dont La Danse de l'abeille, décorant actuellement le rez-de-chaussée du vestibule de l'escalier d'honneur de l'hôtel de ville de Carpentras ou encore l’œuvre monumentale représentant Le Triomphe d"Aphrodite dit Nymphe des eaux et ornant actuellement les jardins du château de Fontainebleau.

En conclusion, les œuvres que Cordier réalise suite à une commande ou non sont le fruit de nombreux voyages et d’une observation attentive des contrées traversées. Cette observation lui permet de se libérer de l’aspect pittoresque de certains de ses contemporains qui tombaient dans la caricature et le romantisme quand ils étaient amenés à représenter les habitants des colonies ou des pays extra-européens, sous le terme générique « des indigènes ». En témoignent ainsi les nombreux bustes des différents habitants et ethnies du monde qui sont exécutés pour la Galerie de sculpture comparée du Trocadéro, et présentés désormais pour la plupart d’entre eux au sein du parcours permanent du Musée de l’Homme à Paris.

Charles-Henri-Joseph Cordier utilise son sens de l’observation pour sculpter des bustes qui possèdent une valeur documentaire de tout premier ordre. Ses sculptures relèvent aussi parfois plus de l’ethnographie que des Beaux-arts. En effet, la précision avec laquelle il représente les vêtements et coiffures sont d’un intérêt certain pour les mœurs des ethnies et peuples qu’il fréquente au cours de ses nombreux voyages et rencontres.
 

Xavier-Philippe Guiochon
Conservateur du chef du patrimoine.
Responsable  de la collection historique et moderne
Centre national des arts plastiques

 

Pour en savoir plus

Denise Murell, Posing Modernity: The Black Model from Manet and Matisse to Today, Yale University Press, 2018.

Un rêve français. De l'Ecole au Salon, les Beaux-Arts à Paris au XIXe siècle : Exposition à Pékin, au Musée national de la Chine et à Kunming, au Musée de la province du Yunnan, 30 janvier-9 septembre 2018 / Cinquini, Philippe, Commissaire d'exposition; Guiochon, Xavier-Philippe, Commissaire d'exposition; Schwartz, Emmanuel, Commissaire d'exposition. - Chine : Beijing Times Chinese Press, 2018. - 367 p.: ill. en coul.

En couleurs : la sculpture polychrome en France, 1850-1910 : Exposition, Paris, Musée d'Orsay, 12 juin-9 septembre 2018 / catalogue sous la direction d'Édouard Papet,  Hazan ; Paris : Musée d'Orsay, 2018

Aufaure Cécile, Le Musée de l’homme : itinéraire, Paris, Muséum national d’histoire naturelle-Musée de l’homme, Artlys, 2016

Pierre Dalibard, C’était le temps où Charles Cordier unissait l’onyx et le bronze, Tessing Edition, 2012

Pascal Blanchard (dir.), Exhibitions, l’invention du sauvage, Actes Sud, Paris, Musée du quai Branly, 2011.

L'orientalisme en Europe : de Delacroix à Matisse : Exposition, Bruxelles, Musées royaux des beaux-arts de Belgique, 15 octobre 2010-9 janvier 2011, Munich, Kunsthalle der Hypo-Kulturstiftung, 28 janvier 2011-1er mai 2011, Centre de la Vieille Charité, Marseille, 27 mai-28 août 2011 / catalogue sous la direction de Davy Depelchin et Roger Diederen, 2011.

Planète métisse, sous la direction de Serge Gruzinski , Arles : Actes Sud ; Paris : Musée du quai Branly, 2008

D'un regard à l'autre histoire des regards européens sur l'Afrique, l'Amérique et l'Océanie : exposition, Paris, Musée du quai Branly, 19 septembre 2006-21 janvier 2007 / catalogue sous la direction d'Yves Le Fur, Paris : Musée du Quai Branly : Réunion des musées nationaux,  2006

Charles Cordier. 1827-1905. L’autre et l’ailleurs : Exposition, Paris, musée d’Orsay / catalogue sous la direction de Laure de Margerie, Edouard Papet, Christine Barthe et Maria Vigli, Editions de la Martinière, Paris, 2004

Delacroix. La naissance d’un nouveau romantisme : Exposition, Rouen, musée des Beaux-Arts, Paris / catalogue, Paris, Edition RMN, 1998

L’art en France sous le Second Empire : Exposition, Paris, Grand Palais, 11 mai au 13 août 1979  / catalogue, sous la direction de Jean-Marie Moulin, Paris, RMN, 1979

 

 

N.B. : Le titre de cet article est une évocation de la première grande exposition monographique consacrée à l'artiste en 2004 : « Charles Cordier. 1827-1905. L’autre et l’ailleurs », cat. exp., Paris, musée d’Orsay, Paris, 2004.

1 « Un rêve français. De l'École au Salon, les Beaux-Arts à Paris au XIXe siècle » : Exposition à Pékin, au Musée national de la Chine et à Kunming, au Musée de la province du Yunnan, 30 janvier-9 septembre 2018.

2 Outre la présentation de certaines de ses œuvres dans l’exposition de 2018 du Musée d’Orsay, « En couleurs, la sculpture polychrome en France 1850-1910 », on mentionnera les expositions en cours « Le Modèle noir, de Géricault à Matisse » à la The Miriam & Ira D. Wallach Art Gallery, New York en 2018 avant sa présentation en 2019 au Musée d’Orsay.

3 (en chinois 清朝, en pinyin qīng cháo). 

Dernière mise à jour le 21 avril 2021