carte blanche à Tristan Trémeau

Frédéric Diart - Édouard Prulhière - Bernard Guerbadot - Thomas
Exposition
Arts plastiques
Galerie du Haut Pavé Paris 05

An Idiotma : lorsque parut en 2003 un CD du quatuor Arditti en hommage à Luigi Nono, une coquille déforma comiquement le titre du seul quatuor que composa ce dernier, An Diotima (1979/80) — du nom qu’Hölderlin donnait à sa maîtresse. D’une certaine manière, cette coquille était inévitable, cette composition se présentant comme une partition extrêmement complexe, relativement illisible, qui met à l’épreuve l’interprétation des musiciens. Soixante extraits de poèmes d’Hölderlin, consignés au-dessus des notes, imprègnent la structure musicale comme sources de méditations et formes fragmentaires pour les musiciens qui, de surcroît, doivent définir leurs choix d’interprétations en fonction de repères paradoxaux. Les valeurs des notes précisées sur la partition sont en effet recouvertes d’une suite mouvante de points d’orgue qui, souvent, contredisent la durée conventionnelle des valeurs — un point d’orgue long peut être attribué à une note brève et inversement. Ici est le temps, dit l’Apocalypse de Jean de Pierre Henry (1968), dans An Diotima le flux du temps est sans cesse freiné, fragmenté, suspendu, pris en schize entre différentes vitesses. Quant aux fragments enfouis d’Hölderlin, ils sont inaudibles car nul naturalisme n’entre dans l’interprétation qu’en font les musiciens, mais nécessaires à Nono car porteurs de « chants » d’espoirs politiques. Dans un récent article, j’avais envisagé un lien entre le caractère éprouvant des dispositifs musicaux de Nono et, narratifs, de Kafka, avec l’économie rhizomique du travail de Guerbadot, au sujet de ses volumes et Relevés de la fin des années 1970. Ses volumes mobilisent une appréhension visuelle et tactile intense en raison de la discontinuité de plans pliés, divisés et intersectés qu’ils portent au regard, le tout pris dans une résine dont la translucidité contrariée par la cire et, parfois, l’ajout de peinture blanche, laisse entrevoir des fragments chromatiques des objets internés (os, dessins, fil et autres objets non identifiés, parfois oubliés). Ces intersections de plans sont la mémoire tridimensionnelle d’un travail mené au sol à partir d’un os posé sur un papier. Recouvert de fibre de verre et de résine, ce premier état fut ensuite l’objet d’une découpe dont le résultat, déposé sur un plan et à son tour recouvert de résine, fut de nouveau découpé et ainsi de suite jusqu’à la forme prise par les volumes exposés. Les Relevés restituent sous une forme cartographique les états intermédiaires de ces opérations mais sans la transparence attendue. Repris des années après, ils sont des sortes de palimpsestes tremblés dont l’effet ressortit à des états de veille imageante mais trouble, tels ceux qui peuvent accompagner, au réveil, les rémanences d’une intense activité cérébrale nocturne. Comme le prévenaient Deleuze et Guattari dans Mille plateaux, il ne suffit pas de célébrer le multiple, le rhizome ou la déterritorialisation pour prétendre les vivre, il faut en faire l’expérience, quitte à ce que celle-ci soit limite et périlleuse pour le sujet. C’est le parti que prit Guerbadot lorsque, se refusant à laisser de côté toute extension possible d’un travail en cours, il en accompagna et développa les ramifications, au risque d’une perte de tout centre, voire de tout désir d’objectivation. Il me semblait intéressant de confronter cette économie singulière du travail à celle, notamment de Prulhière, dont les œuvres ressortissent pourtant à un registre plastique très distinct, presque exubérantes dans la charge picturale des objets qu’il produit. Ses récents Ballots sont l’actuelle issue d’un travail débuté en 1995, lorsque Prulhière recouvrit de résine monochrome certaines de ses œuvres, acte négatif de destruction et de négation de leur éclat pictural qui, dans le même temps, fit ressortir sous cette nouvelle peau rutilante le squelette tactile des compositions. Un autre acte négatif, la découpe de trous dans cette surface monochrome, impliqua la prise en main de l’ensemble des constituants du tableau (jusqu’au châssis) ainsi que des rapports et des passages entre l’œuvre, le mur et l’espace. Tandis que les tableaux troués et les volumes déstructurés-architecturés traduisent une forme de double bind de la peinture, tiraillée entre deux sollicitations spatiales et temporelles contradictoires, les volumes muraux compactés et les Ballots exposent des dépouilles sanglées de subjectile et de peinture mêlés, dans un équilibre de sérieux et d’ironie, de réussite triviale et d’échec sublime. Prulhière et Diart partagent une même économie de la destruction et de la création, ainsi qu’un même goût pour le débordement grotesque de leurs opérations et, plastique, de leurs œuvres. Ce qui les distingue en effet de leurs aînés Guerbadot et Thomas est qu’ils ont eu, dès l’entame de leurs démarches, à la fin des années 1980, à se confronter à une situation esthétique définie par l’ancrage institutionnel des discours sur la fin de la peinture. Toutefois, entre les œuvres de Prulhière et celles de Thomas il y aurait un lien qui est celui de la crise du lieu —du lieu de la peinture/du subjectile pour le premier, du lieu de l’être/du sujet pour le second. Dès son adolescence dans une région trouée par la guerre 14-18 et les mines (Artois-Picardie) et dans un contexte marqué par la guerre d’Algérie, Thomas n’a cessé de trouer des images, des textes et des cartes géographiques par piquetage, brûlure, perforation. Les résonances de son travail avec ceux de Réquichot et Wölffli situent sa singularité par rapport aux courants artistiques contemporains de ses premières œuvres, même si d’autres résonances peuvent apparaître avec le nouveau réalisme et le pop art, notamment par le biais de l’ironie — mais une ironie habitée par l’espoir de dépasser le sentiment du néant à travers le geste paradoxal de trouer quotidiennement le plein d’images et de textes. En tout cas, cette pratique née d’un sentiment profond d’ennui et de désoeuvrement l’aura conduit à développer une œuvre plastique étonnante d’invention et de subtilités picturales (malgré l’absence de peinture), laquelle n’a cessé de retenir l’attention d’artistes, frappés par la singularité discrète de sa langue et son économie. « Illisibilité partielle avec manques », « processus d’illisibilité achevé » : ces indications descriptives consignées par Thomas pourraient être reprises par Diart qui, depuis quinze ans, enfouit dans ses tableaux des mots d’Hölderlin, Georg Büchner, Robert Walser, David Rousset et Primo Levi. Il y a cependant une différence de taille entre les textes rendus illisibles par l’un et l’autre puisque Thomas s’attaquait à des extraits de littérature enfantine, populaire et/ou propagandiste. Les mots que Diart choisit (pallaksh, dochodjaga, oui morte hiéroglyphe…) sont des fragments d’expériences limites, des mots rescapés de sujets en crise, errants ou soumis à des processus de dépersonnalisation et de réification. Biffés ou superposés dans les titres des œuvres, voire amputés de leurs consonnes ou de leurs voyelles, ces mots-matières que Diart inscrit au préalable au pochoir dans ses tableaux sont par ailleurs souvent rendus illisibles par le travail de superposition et de décapage des couches. Ces choix et ces processus traduisent un même désir benjaminien que celui de Nono d’attiser « pour le passé la flamme de l’espérance (qui) n’échoit qu’à l’historiographe parfaitement convaincu que devant l’ennemi, s’il vainc, même les morts ne seront pas en sécurité ». C’est d’ailleurs à des œuvres de Diart qui portent en elles la coquille du CD du quatuor Arditti que cette exposition doit l’inspiration de son titre. À l’exception de Prulhière, dont le travail a été régulièrement exposé de façon monographique en galeries et contextualisé dans des manifestations de groupe sur la situation de la peinture contemporaine, Guerbadot, Diart et Thomas n’ont pas ou ont peu bénéficié d’une visibilité conséquente de leurs œuvres. Ils ont pourtant créé des œuvres remarquables, intensément investies et généreuses dans leur engagement artistique et philosophique, qui nécessitent aujourd’hui qu’elles soient vues et investies à leur tour par des regards engagés. Tel est l’enjeu, outre ceux de créer une situation de mise en regard de ces quatre démarches qui partagent nombre d’affinités et de contextualiser autrement l’œuvre de Prulhière, de cette exposition. Tristan Trémeau, 2008

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Dernière mise à jour le 2 mars 2020