Alice Odilon : Le corps du délit

Exposition
Photographie
Château de Linardié, lieu associatif d'art contemporain - 81600 Senouillac

La présentation de l'oeuvre photographique (1982-2003) d'Alice Odilon clôture cette saison 2004 dévolue aux représentations du corps. L'exposition s'offre comme une plongée dans l'univers trouble et troublant de l'artiste, où le corps - son propre corps ou celui du modèle - est pris dans des mises en scène érotico-mortifères, surpris entre symptôme et symbole.

Complément d'information

Complément d'information

Les oeuvres présentées à l'occasion de cette exposition ne retracent pas douze ans de production. Elles balisent quelques moments d'une fureur euphorique, d'une quête et d'une enquête farouches, jusqu'au-boutistes, que l'artiste a menées à partir et sur son propre corps, sa propre image.
Chaque photo rend compte d'une expérience physique et psycho-photographique.
Pour l'artiste, l'autoportrait, l'auto-exposition de soi, participe d'une nécessité, d'une urgence, relève d'un acte tenant de l'épreuve, d'un acte éprouvant, à dessein, l'esprit et le corps et dont l'enjeu esthétique est multiple et contradictoire. Il est tout à la fois vital, existentiel, introspectif, cathartique, ludique et transgressif.

Grâce et par l'autoportrait le Je(u) commence, hautement dangereux, expérience de la limite intériorisée et extériorisée.
Alice Odilon place son corps dans la ligne de mire, meurtrière et jouissive, de l'objectif, l'arrange, l'installe dans une suite proliférante de mises en scènes expérimentales, de mises à nu, révélatrices et dissimulatrices, qui sont, de son propre aveu, autant de mises à mort et de remises au monde d'elle-même.
Chaque cliché est, le plus souvent, cadré de la même manière : le corps au centre, placé devant une tenture, un drapé noir qui ferme et bloque l'image. Ce parti pris est à lire comme une allusion en forme d'hommage à l'oeuvre de Pierre Molinier (1900-1976), artiste aujourd'hui reconnu mais toujours maudit, pour qui "l'écriture de la lumière" servit à extérioriser ses pulsions, ses tourments et aspirations les plus secrètes. Ce parti pris signale encore combien chez l'artiste la photographie est un laboratoire, son espace, un cabinet de travail et d'analyse.
La photographe se met en scène avec une grande économie de moyens, dans des noirs et blancs alternativement expressionnistes, surréalistes ou néo-réalistes, mais en des poses, avec des accessoires et une gestuelle s'appuyant sur un vaste corpus iconographique, convoquant une large culture de l'image. Par ce codage et cette mise en abîme, l'artiste spécifie combien la démarche d'autoportrait sous-tend la question de la représentation, celle de l'identité et de l'identification, et s'inscrit dans une généalogie d'imaginaires.
Mais l'autoportrait ne fait que retourner sur lui même et amplifier un questionnement qui, dès ses débuts, motive et mobilise le travail de l'artiste. La période des "Mimétismes", des "Tatouages", etc., qui se situe à la fin des années 70, est là pour le prouver et marquer une antériorité tant dans le champ de la production de l'artiste que dans le champ de l'art contemporain. Ces séries forment ainsi des préliminaires, constituent les prodromes d'une révolution, les signes avant-coureurs d'une crise.
Le mimétisme pose de manière cruciale et symptomale le déséquilibre de la relation entre le fond et la forme, signe la confusion, la tentation de la fusion, l'impossible identification et l'état de survie. Lorsque l'artiste peint ou tatoue son corps avec les motifs même du fond devant lequel elle le place - papier peint, toile à matelas, empilement de vêtements -, elle fait valoir, implicitement, la dimension autobiographique de son travail (l'artiste est issue d'une famille de soyeux), explicitement, une recherche formelle qui touche aux fondamentaux de la représentation, symboliquement, une vulnérabilité, une incertitude d'être, telles qu'elles appellent la dissimulation, la disparition.
D'emblée, la photographe conçoit la photographie comme une écriture expérimentale, un moyen de déchiffrage et de chiffrage du réel. D'emblée, elle met en image les figures de la dissolution et de la destructuration de l'identité sexuelle. D'emblée, sa pratique interroge le corps et l'image, le corps et son image, tout ce qu'imprime, réprime, exprime le corps : la maladie, la folie, la sexualité, le désir.
Que construit son art ? Une esthétique complexe, pas seulement féminine - propre à une femme -, mais du féminin — qu'est une femme ? L'artiste reconnaît aussi tout ce qu'elle doit aux femmes surréalistes : Toyen, Claude Cahun, Dorothea Tanning, Dora Maar, ...
L'entrée dans l'autoportrait participe d'une descente, d'un retour sur l'origine, d'un voyage dans les profondeurs de ses images, pour en saisir cette création intime, si douloureuse qui s'appelle le symptôme. L'artiste prend donc son corps à témoin, en fait l'objet-sujet d'une investigation, d'une mise en relation et d'une métaphorisation.
Dans les photographies, iI nous apparaît comme une figure comprise entre ascension et chute, haut et bas, attraction et répulsion, vie et mort. Il est le lieu d'un drame, d'une souffrance, d'un délit, l'agent traumatique qui mine constamment l'ordre du visible. Il est sauvage, sauvagement mince, maigre et s'évide jusqu'à l'anorexie. En voie de désincarnation, en recherche d'incarnation, il est un signe qui exhibe quelque chose de la femme et de la mort que nous ne voulons pas voir. En excès de sens, excessivement spiritualisé, il nous fait signe. Le visage, qui dévore le corps, yeux grands ouverts, nous observe et nous absorbe. Ce regard, qui s'interroge, nous interroge et son cri touche au nôtre.
Dans plusieurs séries, l'artiste met son corps en relation, en corps à corps, avec des animaux morts, entiers, dépecés, en morceaux, en quartier, mais aussi empaillés. Tableaux de chasse, natures mortes, doublement mortes : physiquement, psychiquement. Le charnel est rabattu dans le carné, le devenir viande, cadavre du corps. Eros et Thanatos s'affrontent. Le profane côtoie le sacré. L'animal entre en contact avec l'humain pour désigner l'inhumain, l'innommable. Le corps de la femme et le corps de la bête sont traités sur un même plan, rendus équivalents, comme voués à une identique consommation, dévoration.
La mort est ici sujet d'art en tant que fait et en tant que pulsion, mais aussi comme métaphore de la violence insatiable du désir et des appétits qui piège le corps de la femme, le culpabilise, compromet son identité, sa construction narcissique. "Noir ni noir", "Les Spéculaires", "Les Projections", constituent le récit d'une conjuration par l'image d'une douleur intime, d'un mal être, qui par delà la sphère privée, nous renvoie à un patrimoine d'images, à un imaginaire commun, à une expérience commune.
A l'instar d'un Bacon considérant la peinture, pour Alice Odilon, la photographie serait alors un ars moriendi, un apprentissage du mourir ou encore, comme pour Maurice Blanchot, une expérience nécessaire pour parvenir à l'oeuvre. "La création, poursuit Paul Ardenne, naît du corps traumatisé, du corps éprouvant le sentiment de l'inachevé, du corps malade du monde et de lui-même, soucieux d'en réformer la nature ou d'y ajouter la "part" de l'oeuvre" (in L'image corps, Ed. du Regard, 2001, p. 184).
L'artiste organise le théâtre de sa cruauté intime, de sa mort symbolique qui culmine charnellement dans la série "Holocauste" et psychiquement dans celle des "Mannequins nues" (sic). Là, à l'animal mort est substituée la poupée. Projection matérialisée du double, la poupée prolonge aussi le corps en un fétiche réalisé. Molinier, Bellmer, Cindy Sherman, etc., l'artiste nous ramène à tout un art de la poupée et y superpose ses obsessions, un schéma corporel délirant, où le corps démembré, sur-membré participe d'un remembrement pour le rendre à nouveau habitable.
L'espace dans lequel la photographe inscrit son corps est un espace clos, resserré, à l'instar du périmètre délimité d'un jeu, d'une scène de théâtre. Il est donc un espace autre qui n'est pas celui de la vie ordinaire, mais dans lequel celle-ci peut se reconstruire, se rejouer de manière divergente. Alice Odilon joue avec son image et l'image qu'elle a d'elle-même. Elle lève ainsi l'inhibition pour mettre en scène un corps qui se libère et se fabrique lui-même, à l'envi, selon l'ordre de sa fantasmatique privée. La photographie tient à la fois du salut et du règlement de compte où l'intime entre en contact avec le social pour en ébranler les constructions politiques et morales.

Corps je, corps jouet, corps joué, corps déjoué, l'artiste théâtralise son moi, sa propre exposition. Par ce jeu de rôles et de déguisements, d'habillage et de déshabillage, ouvrant grand la porte à l'imaginaire, à l'inconscient, l'artiste sape les représentations et les valeurs associées aux composantes du corps et au corps lui-même, met en doute la question de l'identité, en fait un concept équivoque, plurivoque. Le je comme "autre", le moi comme multiple ou double, l'artiste le porte à son acmé dans le travail réalisé avec son modèle Sandra.
Toute sa démarche d'autoportrait se concentre, se ramasse et se dénoue dans cette suite de photographies, dans cette chorégraphie superbement tragique. Ici, la photographie rompt avec la distance mélancolique du noir et blanc pour entrer dans la proximité clinique de la couleur. La lumière n'aplatit plus le corps. Elle exalte la perfection de ses formes, accentue son modelé, les pleins et déliés de sa musculature. L'écriture du corps change de registre, passe du corps passif, stigmatisé et désirant, au corps en action, héroïque, idéalisé. Mais la modélisation, voire la "top modélisation" du corps, son esthétisation glacée, haute couture, (dans plusieurs photographies Sandra porte des vêtements signés Issey Miyaké, Inès de la Fressange, ...) se voit confrontée à un corps autre, second, étranger. C'est sur un jeu de miroirs, de contrastes et de rimes plastiques, sur un réseau de métaphores que l'image s'organise. La nudité érectile, offensive du modèle est mise en relation avec la dépouille d'une biche, ou la forme vaincue, ouverte d'une carcasse de viande. Une succession de poses complexes règle ce pas de deux, ce corps à corps paradoxal et cathartique, dans lequel le sujet fait l'expérience de sa corporéité, s'éprouve en tant que chair, se ressent prédateur tout en s'identifiant à la proie. Comme dans ses autoportraits, l'artiste nous livre de la femme et du corps féminin une présentation et une représentation problématiques qui transgressent l'image, en disqualifient les standards, les stéréotypes, en perturbent le système de significations et de valeurs. Le corps de la femme n'est plus, ici, l'objet passif d'un spectacle voyeuriste, d'une propagande ou d'une communication. Débarrassés des fétichismes érotiques et des attributions culturelles, le corps et l'image sont restitués dans leur complexité et leur capacité d'effraction.
Cette série, qui compte plus de soixante dix pièces, touche au réalisme tragique. L'artiste fait de son modèle, de son alter ego, une héroïne rebelle à la mascarade tragique de la féminité.
Chaque image est un noeud de forces antagonistes, dont l'éclairage et le cadrage accusent le grandissement et la tension. La photographie est donc pensée comme "champ de conflits", d'où jaillissent toutes sortes d'interrogations, d'interdits et de renversements entre identité et singularité, corps et chair, fascination et répulsion, idéalité et réalité.
Dans la production de l'artiste, cette série, si elle opère comme le signal d'une victoire sur l'adversité que peuvent représenter le monde et/ou le soi, constitue un aboutissement, la marque d'un art exigeant, sans concession qui montre non pas ce que le regard attend mais ce qu'il ne veut pas voir.
Danielle Delouche

Artistes

Partenaires

Cette exposition est montée en coproduction avec l'Agence Créat'Im, à Albi, dans le cadre de la 14ème édition du Mois de l'Image. Avec le soutien de la Ville de Gaillac, du Conseil Général du Tarn et du Conseil Régional Midi-Pyrénées

Horaires

Jeudi au dimanche, jours fériés, de 14h30 à 19h. Entrée libre.

Adresse

Château de Linardié, lieu associatif d'art contemporain - 81600 81600 Senouillac France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022