Alexandra Roussopoulos

Les châteaux ambulants
Exposition
Arts plastiques

Vue de l'exposition Alexandra Roussopoulos

D'Alexandra Roussopoulos je connaissais les "nuages", ces formes rondes, presque sans bord, en tous cas sans contrainte, sans restriction, sans angles. Son nouveau travail introduit de la ligne droite, de la frontière. Et m'incite d'ailleurs à revoir les nuages comme beaucoup plus tenus, plus délimités que dans mon souvenir.

D'ailleurs, étaient-ce des nuages ? Elisabeth Lebovici y voit aussi des flaques, "formes d'en haut et formes d'en bas". Formes qui me font penser aux farces et attrapes de notre enfance, à ces grosses taches d'encre en plastique ou silicone, qu'on posait sur les papiers de nos parents, devant un stylo ouvert. Ensuite, merveille, il suffisait de les décoller pour que la faute disparaisse, pour que la dispute s'éloigne, pour que la sanction laisse place au rire. Merveilleuses taches pour rire, merveilleuses fautes en l'air.

Mais les nuages-flaques d'Alexandra n'ont rien d'une eau noire ou d'une encre. J'en garde une impression de vert tilleul, de bleu ciel, de rose rose, de blanc coquille d'oeuf, peut-être de jaune fluorescent. Dans ses nouvelles toiles et gouaches je vois du noir et du brun, ils sautent aux yeux dans les couleurs claires, ils les soulignent et les interrompent. Des boîtes dépliées, des maisons ouvertes, à plat. Mais aussi des fleurs, comme si les nuages rebourgeonnaient en formes rondes dans la tranchée des plis. Soudain une chaise, et d'autres formes simples, humanoïdes peut-être, pions d'un jeu d'échecs ou petite foule impassible, en attente, prête à se multiplier encore, à se déployer. Un monolithe, ailleurs, se tient en équilibre hors d'un lacis qui m'évoque les méandres de la Loire vus par satellite : la netteté des lignes de l'eau quand elle doit trancher terre et sable, dans une sorte d'affirmation que les courbes ne sont pas floues, qu'il est faux d'associer seulement le rectiligne à la rigueur ; qu'on peut ondoyer droit, en somme.

Rien n'est fermé dans ces quadrilatères. Tout est ouvert et même plus qu'ouvert : étalé, mis à plat. Ouverture maximale de la perspective, éclatement de la troisième dimension : ce que fait toujours la peinture, mais les deux dimensions sont ici comme posément assumées, expliquées au sens d'un dépliement. Du ciel et du sol, on est passé aux maisons, aux volumes, mais aplatis, exposés. Mises au défi d'être planes.

Cette ouverture ne va pas sans angoisse. Volumes grands ouverts sous un ciel écrasant : il y a certes chez Alexandra le Matisse des collages mais aussi, ici, le Chirico des grandes ombres. Alexandra Roussopoulos n'est pas exactement figurative, mais me reviennent des lignes de Luc Tuymans ou même d'Edward Hopper en voyant ses nouvelles peintures. Cette inquiétante familiarité que racontent leurs tableaux à lumière contrastée ; ces ombres noires et longues sous les tours, sous les églises, sous les arches, sous les bâtiments, je les vois ici aussi. Et les ombres très courtes de midi au zénith, quand le ciel dévoré de soleil ne laisse aucune échappatoire.

Je prends un de mes auteurs archi-préférés, Arno Schmidt. Leviathan. Le narrateur sort de sa cellule pour dix minutes seulement : "Soit ; peut-être pourrai-je cette fois-ci trouver quelque chose. Au moins des images nouvelles. Ciel bleu vif et horriblement dépourvu de nuages (plutôt un ciel sans dieux que sans nuages !)"

Au loin s'en vont les nuages, au sol demeurent les flaques, jusqu'à s'évaporer, jusqu'à être absorbées... Chez Alexandra, ils et elles ont les formes que prend l'eau versée sur une table, par ce phénomène si joli qu'on appelle ménisque : l'eau ne se répand pas toute, même sans obstacle ; sur une surface horizontale, elle s'arrête, élève ses propres bords. Ainsi la flaque de mercure présente un haut rebord, quand l'huile glisse et se répand toute. C'est la loi de Young-Dupré - comme nous l'apprend Wikipedia : "Dans une situation de mouillage partiel où le paramètre d'étalement est négatif, la loi de Young-Dupré donne l'expression de l'angle de contact statique d'une goutte liquide déposée sur un substrat solide, en équilibre avec une phase vapeur (...). Cette loi théorique n'est cependant observée qu'avec des solides parfaits."

Alexandra Roussopoulos fait de la mécanique des fluides. Dans cette nouvelle série, elle étudie celle des solides, mais en se souvenant de ce que les fluides en disent : liquéfaction ordonnée des boîtes, solidification organisée des nuages, envol toujours possible des flaques. Attention au décollage - sans qu'on sache s'il s'agit d'une échappée vers le ciel, ou du haut-bas-fragile de boîtes toujours prêtes à s'ouvrir.

Marie Darrieussecq pour Alexandra Roussopoulos

Dernière mise à jour le 2 mars 2020