Le gras, une force visuelle moderne

C’est à Londres, au début du xixe siècle, alors que la Grande-Bretagne est la figure de proue de la révolution industrielle, que le caractère gras – bold ou fat face – fait irruption. Le développement fulgurant de l’information et de la publicité provoque la prolifération de l’affiche et d’autres imprimés de la vie quotidienne, qu’on appelle, dans le jargon professionnel, des « travaux de ville » : tickets, prospectus, programmes, billets de loterie, factures, formulaires, avis, cartes de visite…
Un caractère gras se distingue d’un caractère de texte normal par l’accroissement de sa masse visuelle : sa silhouette s’épaissit, ses contreformes diminuant en conséquence. Il s’agit d’attirer, d’alimenter l’attention du public ; au propre comme au figuré, de faire forte impression.

Dès la fin des guerres napoléoniennes, en 1815, les fonderies européennes importent d’outre-Manche ou adaptent à leur tour les caractères gras dont la taille et les proportions deviennent plus généreuses. Ils ne rencontrent pas toujours les faveurs des imprimeurs, qui les considèrent, tel Georges-Adrien Crapelet, comme de « ridicules innovations qui tendent à dénaturer l’art typographique ». En dépit de ces protestations, la rue se métamorphose en théâtre où ils se donnent en spectacle, passent d’une main à l’autre au gré des échanges et des transactions, finissant par investir la presse et le livre. Les titres du JOURNAL répercutent les nouvelles avec une emphase et une expressivité jusqu’alors inédites : cette force visuelle moderne qu’est le caractère gras est désormais une partie intégrante et essentielle de la typographie.

Toutefois, cette force vouée à susciter la surprise peut également être canalisée dans des situations de lecture courante. Les fonderies anglaises commencent dès les années 1820 à commercialiser des caractères gras de petit corps, dont l’usage restructure progressivement les multiples espaces de l’imprimé typographique : titres, sous-titres, entrées de dictionnaires… Chaque mot, chaque phrase composée dans un caractère plus fort que celui du texte instaure un balisage, constitue une constellation parallèle à l’intérieur de paragraphes foisonnants, complexes, invitant ainsi à une lecture a priori plus superficielle mais souvent orientée vers une synthèse claire de l’ensemble. Les manuels pédagogiques, les catalogues de vente par correspondance, les horaires de chemin de fer, les annonces publicitaires bénéficient des caractères gras, d’autant plus que leur qualité esthétique et leur homogénéité vont constamment s’améliorer.

À notre époque, il est inhabituel qu’une famille de caractères ne possède pas au moins plusieurs variantes de graisse : demi-gras, gras, noir… À l’opposé, elle peut aussi bien en comporter d’autres d’une allure plus légère, voire filiforme. La lettre typographique peut exhiber son embonpoint ou se dénuder jusqu’à son dernier fil, passant d’un extrême à l’autre, obèse ou ténue : tout dépend vers quel côté tirer la LANGUE !

L’Infini gras est à coup sûr l’écho plus brut de décoffrage de l’Infini romain : les caractères gagnent en robustesse et en présence tout en conservant l’aspect initial. Ainsi, l’Infini gras remplit sans peine sa tâche d’indicateur au sein d’un paysage textuel, invite à colorer les mots d’une teinte exubérante, primesautière et, lorsqu’il est employé dans des corps plus gros, n’hésite pas à lâcher un coup de KLAXON tonitruant ou un troupeau d’éléphants dans le décor si besoin est.