Créer des caractères à l'ère du numérique

En 2015, la typographie mondiale constitue un écosystème numérique où foisonne une « typodiversité » d’une variété et d’une qualité plus extraordinaires que jamais. Cette profusion a de toute évidence été enclenchée par la généralisation de la publication assistée par ordinateur (PAO), puis accélérée par l’apparition d’Internet. Il n’a jamais été aussi facile de créer, de produire, de diffuser commercialement ou gratuitement des fontes destinées à des supports traditionnels de communication ou à des objets, des appareils de lecture, d’écriture contemporains tels qu’ordinateurs portables, smartphones, liseuses, tablettes… De fait, la question s’impose d’elle-même : à quoi bon de nouveaux caractères en temps de surabondance ?

Chaque designer, celui, celle qui entreprend une nouvelle création – un verre, une chaise, un BATEAU – tient à la fois du funambule et de l’arpenteur, parcourant la ligne frêle de l’époque qui sépare les formes passées de celles en devenir, portant son regard d’un côté, activant, accueillant ce qui s’apprête à surgir de l’autre. Toute histoire, celle de la typographie en particulier, est une inépuisable réserve de potentialités : il est loisible de revisiter ou de réinventer des classiques dont la connaissance s’est sensiblement approfondie ces dernières décennies (Garamond, Caslon, Didot, Bodoni…) ; de redécouvrir, de redéployer, de relancer des caractères au succès fugace, voire nul, en dépit de leur valeur esthétique ou fonctionnelle ; de combiner, de ramifier des flux d’influences parfois divergents, de proposer continûment des hybridations inédites, épatantes. Et c’est ainsi que l’Infini existe, faisant la preuve qu’il est encore imaginable de réveiller et de mobiliser cette puissance en retrait, ce présent suspendu en chaque lettre, en chaque écriture manuscrite, lapidaire, typographique.

S’il est toujours possible d’ébaucher et de dessiner un caractère avec des outils traditionnels, sa création n’est plus une simple affaire d’encre et de papier mais aussi d’électricité, de lumière, de bits. À un support de travail horizontal – la table – est venu s’adjoindre un autre, vertical – l’écran. Il s’agit désormais de maîtriser un dispositif numérique composé de logiciels, d’applications et de programmes ; de manipuler des courbes de Bézier (du nom de l’ingénieur en mécanique qui les employa initialement pour la conception informatique de pièces d’automobile), de placer des points de tension, de délimiter des contours, d’agencer des pixels ; d’écrire, de modifier, de perfectionner des langages de programmation, des scripts, des algorithmes ; de générer des fontes vectorielles aux formats divers, OpenType étant actuellement le plus répandu en raison, entre autres, de ses capacités à accueillir un très grand nombre de signes.

Dorénavant, une seule personne peut prendre en charge l’ensemble de ces tâches complémentaires ou collaborer avec des professionnels chargés d’assurer la mise en œuvre finale du caractère. Quel que soit son mode opératoire, il, elle s’efforce par ailleurs de posséder une bonne connaissance des attentes de ses futurs usagers – graphistes, directeurs artistiques, lecteurs –, anticipant le plus grand nombre de situations dans lesquelles sa création pourra être utilisée afin d’en optimiser la lisibilité, la flexibilité, voire la ductilité.

Ainsi, un caractère conçu pour composer les légendes d’un magazine peut étonnamment détonner lorsqu’il est détourné, agrandi pour en composer les titres ; ce qui, ricochant, donne à penser, à reprendre, à inventer… L’élaboration de l’Infini s’est étendue sur une période de huit mois, entre ses premières esquisses, l’affinement graduel de ses formes et son aboutissement. Si Sandrine Nugue en a dessiné chaque signe (certains dans de nombreuses versions avant d’être jugés satisfaisants), elle a confié à deux autres créateurs typographiques le soin de mener à bien leur intégration et leur fonctionnement au sein des fontes. Laurent Bourcellier a effectué leur crénage – l’ajustement de l’espace optique séparant deux signes dans toutes leurs combinaisons. Chaque fonte de l’Infini étant au format OpenType, Mathieu Réguer a soigneusement veillé à ce qu’elle soit exploitable sur des plateformes différentes (Macintosh, Windows), et que leur répertoire de caractères de plus de 700 glyphes – bas-de-casse (ou minuscules), capitales, chiffres, signes de ponctuation, diacritiques, mathématiques, ligatures, pictogrammes – puisse être exploité avec souplesse et précision. Il a également adapté l'Infini au format WOFF (Web Open Font Format), facilitant ainsi son implantation pour les sites Internet.

L’Infini est voué au partage grâce à l’initiative du Centre national des arts plastiques permettant son téléchargement libre : cette action exceptionnelle est avant tout portée par la volonté de sensibiliser le public à la création contemporaine de caractères et de valoriser une profession en pleine renaissance.
De nouvelles fonderies sont apparues ces dernières années en France, une nouvelle génération de créateurs, de créatrices est en train de s’installer durablement ; tous poursuivront leur épanouissement en étant soutenus par l’achat des licences d’utilisation de leurs fontes numériques.

Maintenant que l’Infini est prêt à faire son entrée en scène typographique, imaginons quels seraient ses futurs développements. D’une part, il pourrait être adapté au format WOFF (Web Open Font Format), facilitant ainsi son implantation pour les sites web ; d’autre part, des variantes supplémentaires seraient envisageables, telles des graisses plus maigres ou plus fortes, plus étroites ou plus larges, et même des alphabets proches du latin comme le grec ou le cyrillique. Et qui sait à quoi ressembleraient d’autres systèmes d’écriture dites « non-latines », adoptant le paradigme esthétique incisé de l’Infini : l’hébreu, le tifinagh, l’alphasyllabaire thaï…

Enfin, l’Infini inaugure, signale un champ exploratoire original propre à une créatrice s’appuyant sur un langage ancien, faussement rebattu, le revivifiant, lui redonnant une surprenante modernité ; une phrase, un phrasé, comme l’est chaque caractère prétendant faire entendre un autre chant dans le concert de la typographie.