L'invention du romain

Le caractère romain, si familier à nos YEUX de lecteurs, a été élaboré par plusieurs générations d’humanistes italiens et français. Le contexte exceptionnel de la Renaissance suscite la redécouverte de nombreux textes latins de l’Antiquité dont la diffusion avait été assurée au Moyen Âge par les moines copistes. Au début du xve siècle, des érudits tels que Poggio Bracciolini, chancelier de la République de Florence, s’approprient l’écriture minuscule carolingienne des manuscrits qu’ils recopient, commentent et éditent. En la personnalisant, en favorisant son usage plutôt que celui des écritures gothiques alors dominantes, les humanistes vont ainsi ériger un genre à l’avenir radieux : la lettera antica formata.

En 1464, deux imprimeurs allemands, Arnold Pannartz et Konrad Sweynheim, fondent le premier établissement typographique italien à l’abbaye Sainte-Scholastique de Subiaco, près de Rome. Les classiques latins qu’ils impriment sont composés avec un caractère clairement inspiré par la lettera antica formata mais à l’aspect irrégulier, fruste, encore lié à la lettre gothique. C’est à Venise, quelques années plus tard, que d’autres imprimeurs vont surmonter cette indécision formelle ; le Français Nicolas Jenson grave un caractère d’une qualité et d’une maturité esthétiques surprenantes, donnant ainsi naissance au romain. Celui-ci va toutefois demeurer minoritaire dans les livres jusqu’à la fin du siècle, lorsqu’une impulsion décisive est donnée par l’éditeur vénitien Alde Manuce avec l’aide du graveur de poinçons Francesco Griffo. Leurs nouveaux caractères s’émancipent de la tutelle de l’écriture manuscrite, s’imposant alors comme les premiers standards de la typographie humaniste.

Au début du xvie siècle, le romain se propage dans la majeure partie des imprimeries d’Europe, notamment en France où les humanistes encouragent son développement, avec l’appui de graveurs tels que Claude Garamont ou Robert Granjon, et consolident sa domination dans l’édition, assurant ainsi son hégémonie comme caractère de texte. Il faudra attendre la seconde moitié du xviiie siècle pour qu’un renouvellement stylistique s’opère et fasse entrer le romain dans son époque moderne grâce aux caractères de John Baskerville, Firmin Didot ou Giambattista Bodoni. Le début du xixe siècle est marqué par un brusque déferlement de styles aux formes inédites, destinés à des supports de communication en plein essor comme l’affiche publicitaire. Parmi cette effervescence révolutionnaire, le caractère sans empattements va progressivement se détacher pour se manifester comme un genre à part entière, durablement installé dans le répertoire typographique international.

L’histoire de la typographie est souvent synonyme de celle du romain, de sa pérennité comme de sa constante régénération. Lui donner une forme qui soit originale ou tributaire de l’héritage du passé, fonctionnelle ou spectaculaire est une épreuve majeure pour tout créateur s’efforçant de définir un contraste approprié entre les pleins et les déliés du caractère, sa modulation, ses proportions horizontales, verticales, ses empattements, son espacement…

L’Infini est empreint d’une mémoire aux facettes multiples : celle, la plus ancienne, de la lettre capitale des lapicides romains, de ses inflexions subtiles, sujettes au pouvoir de la lumière ; celle, plus récente, de l’écriture minuscule humaniste, puis de sa standardisation typographique ; celle, au xxe siècle, de la lettre incise résurgente, redevenue moderne, imprimée, gravée, dessinée, peinte.

Concernant les caractères bas-de-casse de l’Infini romain, il était primordial de leur conférer les qualités formelles propres aux capitales qui en ont fondé l’esprit incisé, tout en confortant leur lisibilité grâce à de larges proportions et à des contreformes (les espaces intérieurs blancs de la lettre) ouvertes.