Ouvrir l'Infini

L’humanité commence avant tout avec l’histoire d’une lecture : la lecture d’une planète, d’une terre, des océans qui l’entourent, d’un ciel traversé par le vol des oiseaux et parsemé de constellations une fois rendu à la nuit. Déchiffrer le monde, c’est faire le pari permanent d’une lecture qui précède la pensée, le langage, le graphisme, l’écriture. Nous « lisons » depuis l’éveil de la conscience, « parlons » depuis plus de deux millions d’années, « dessinons » depuis plus de 40 000 ans et « écrivons »  depuis plus de 5 000 ans. Les relations que ces pratiques tissent en permanence sont aussi illimitées que sont limités l’espace et le temps dans lesquels elles se disséminent et se déploient.

Motifs abstraits gravés dans la roche calcaire, animaux sauvages peints sur les parois des grottes, essaims de mains capturées par la projection de pigments humides : les plus anciennes images nous parviennent continuellement et leur jeunesse ne cesse ne nous émerveiller. Elles fabriquent la scène d’une origine sans origine, d’un lieu sans lieu, d’un ici, d’un maintenant qui nous échapperont à jamais. Voilà pourquoi nous ne cessons jamais de recréer cette scène, chacun, chacune pour soi, ajoutant inlassablement, jour après jour, au récit de la poursuite du sens, en traçant.

Et toute trace n’est rien sans la surface qui accueille, cadre son apparition. Tout graphisme – le fruit du tracé – a besoin d’être supporté et circonscrit pour exister. Tout ce qui se voit, se regarde n’est rien sans ce qui est invisible, semble ne pas être vu, l’absence, le blanc, l’intervalle qui sépare les signes, détermine leur disposition, organise leur cadence. Agencées, les images de choses s’émancipent peu à peu du réel, instituant, selon la formule de Stéphane Mallarmé, « ce pli de sombre dentelle, qui retient l’infini, tissé par mille » : l’écriture – les écritures qui représentent, relaient, répercutent le langage, les langues, les politiques, les religions, le commerce, la littérature, la poésie, qui investissent l’espace public, les pièces de monnaie, les rouleaux de papyrus, les codex de parchemin, les carnets intimes, les billets doux…

Puis survient la typographie qui ouvre un dialogue entre les formes de l’écriture et l’écriture des formes, les fige, les fixe tout en les rendant mobiles, permutables. Ce que l’écriture perd en vitalité, elle le gagne en ubiquité en devenant typographique, dépôt d’encre sur le papier, nuée de pixels sur l’écran. Mais la typographie n’est pas que l’écriture capturée, domestiquée, elle est aussi une force d’exploration et de renversement qui peut ramener l’image, les images des choses en son cœur.

Ce que donne à voir et à lire le caractère que vous avez devant les YEUX, pour reprendre cette phrase de Pascal Quignard, c’est « qu’il y a un apprendre qui ne rencontre jamais le connaître – et qui est infini ». L’infini de la pensée, du langage, de l’écriture, de la typographie, du sens, jaillissant, infiniment.