Communautés imaginées : des lectures attentives d'Eva Barois De Caevel

Eva Barois De Caevel face à la sculpture de Gaston Broquet, L’architecture noire

Eva Barois De Caevel face à la sculpture de Gaston Broquet, L’architecture noire (1943), FNAC 6569. Dépôt du Cnap exposé dans le salon Paul Reynaud au Palais de la Porte Dorée.

Eva Barois de Caevel à propos des « lectures attentives » menées sur des œuvres de la collection du Cnap :

« Cette recherche emprunte, en première part, son titre à un essai de Benedict Anderson, L’imaginaire national (Imagined communities Reflections on the Origin and Spread of Nationalism, 1983 pour la première édition). L’auteur y développe la thèse suivante : la nation et le sentiment national sont des objets culturels dont il est possible d’écrire lhistoire. Anderson remet en cause le caractère naturel de ladhésion à l’idée de souveraineté nationale et il étudie les facteurs historiques de la naissance de ces singulières communautés imaginées que sont les nations. Parmi ces facteurs, il évoque la constitution des collections et des musées depuis le milieu du XIXe siècle. Il nous invite ainsi à observer les rapports entre ce concept de nation, ses effets et lhistoire de lexposition des artefacts artistiques en Europe, c’est-à-dire lhistoire des expositions universelles, lhistoire du musée, lhistoire de la « fabrique de lart national », mais aussi lhistoire des réseaux nationaux dacquisition et celle de la constitution des grandes collections nationales.

Je me suis ainsi interrogée sur la place, dans une collection nationale, de productions artistiques en relation avec les communautés imaginées auxquelles elles appartiennent, ainsi que sur la temporalité et la forme de l’intégration de ces productions au récit national. J’ai souhaité travailler à une analyse des relations entre politique dacquisition et imaginaires collectifs, appliquée à un objet, la collection du Cnap.

J’ai ainsi proposé aux équipes du Cnap de travailler sur lensemble de leur fonds : un objet national à partir duquel on peut apprendre sur la manière dont s’écrit une histoire culturelle et visuelle de la communauté imaginée quest la nation française mais aussi sur la manière dont dautres imaginaires, issus dautres types de communautés, viennent s’agréger à cet imaginaire national et participer de son récit. Lors de ma présentation au jury, j’ai annoncé avoir pour objectif, au terme de cette recherche, la mise en place (re-conceptualisation, production et expérimentation) de méthodologies, inspirées de pratiques anglo-saxonnes, qui à partir de ces questions dimaginaire national, ont permis et permettent de renouveler la muséographie et le rapport à des collection d’État. La lecture attentive est la méthodologie que j’ai privilégiée et mise en pratique.

Voici quelques éléments détaillant l’histoire et l’application que j’ai proposé de cette méthodologie que j’ai pu mettre en pratique à deux occasions au cours de ma recherche. L’expression lecture attentive est une traduction, proposée par Émilie Notéris, de l’expression anglaise close reading. C’est une traduction qui a été produite à partir d’un texte du chercheur Paul Goodwin, publié dans un ouvrage paru en 2020 dont j’ai assuré la direction éditoriale : État des lieux - De l’histoire de l’art en Afrique (Motto/Raw). Goodwin, en tant que directeur du programme TrAIN (Research Center for Transnational Art, Identity, and Nation) à l’University of the Arts de Londres a longuement étudié le potentiel des closes reading, une méthodologie qu’on retrouve dans les pratiques de nombreux.se.s enseignant.e.s en histoire de l’art anglo-saxon.ne.s et dans les écrits de quelques historien.ne.s contemporain.e.s de l’art, et notamment chez l’historien de l’art américain Darby English, une filiation théorique qui inspire Goodwin. Les lectures attentives sont une forme susceptible selon lui de faire apparaître dans les œuvres certains récits « masqués par une combinaison faite de négligence institutionnelle et d’hypothèses limitées sur l’œuvre ».

La lecture attentive est une façon de faire de l’histoire de l’art sous la forme d’un dialogue collaboratif et performatif. Elle consiste en une réunion de chercheur.se.s et d’interlocuteur.trice.s invité.e.s qui se tiennent face à l’œuvre, afin d’engager une discussion de groupe orchestrée par une personne modératrice. « Il y a un élément performatif et presque rituel dans ces lectures » selon Goodwin. La lecture est aussi un acte collectif de rédemption susceptible de restaurer « l’aura », « la dignité esthétique » dont une œuvre peut être privée « par le mécanisme de son oubli après son entrée dans les collections publiques ».

Je me suis tout particulièrement intéressée à des œuvres pour lesquelles ce mécanisme évacuait la possibilité même que des communautés qu’elle concerne ou qui sont concernées par elles soient en contact avec elles et continuent ainsi de produire du savoir à leur sujet, notamment parce qu’elles ne sont pas des voix dominantes au sein d’un récit national.

La lecture attentive telle que j’ai souhaité la pratiquer sur des œuvres des collections du Cnap a été une forme inédite, adaptée au contexte français, un effort de faire se tenir ensemble autour d’artefacts ces voix manquantes, de façon collective et vivante. Le travail expérimental que j’entends mener à partir de cette méthodologie s’inspire de pratiques multiples, théoriques mais aussi artistiques, celle l’artiste Sonia Boyce notamment (par exemple ses travaux menés à la Manchester Art Gallery, où le déplacement d’un objet d’art au sein de l’institution elle-même, et ses conséquences, sont au cœur de la réflexion). Je souhaite ainsi insuffler à cette pratique une attention toute particulière à la possibilité qu’elle induit de faire se tenir ensemble autour de l’œuvre, physiquement présente, des interlocuteur.trice.s jouissant aussi bien d’une légitimité institutionnelle évidente, que d’un autre type de rapport à l’œuvre, qu’il soit matériel, sensible ou affectif. J’ai souhaité enregistrer et photographier ces deux premières lectures et j’aimerais prochainement les filmer afin d’aboutir à un objet original, qui sera lui-même une ressource pour développer l’examen des potentiels de la dimension performative de ces lectures. J’ai également le projet de mener une lecture attentive sur une pièce contemporaine des collections du Cnap.

Les objets du Cnap ayant bénéficié d’une lecture attentive ont été les suivants : le buste Okabak, esquimau de Jacobson (1878) d’Henri Louis Cordier, dépôt du Cnap conservé par les bibliothèques du Muséum national d’histoire naturelle et la sculpture de Gaston Broquet L’architecture noire (1943), dépôt du Cnap exposé dans le salon Paul Reynaud au Palais de la Porte Dorée. Ces lectures attentives ont eu lieu les 4 et 24 janvier 2022 respectivement, elles ont été photographiées et enregistrées. »

Biographie de la curatrice
Dernière mise à jour le 28 février 2022