Concergences Abstraites

Exposition
Arts plastiques
Galerie Bertrand Trocmez Clermont-Ferrand

Gérard Schneider
Sans titre 1957
Huile sur toile - 73 x 92 cm

 

Signe, geste, matière :

 

Après la période de guerre et de restriction, c’est le temps de l’ivresse de la liberté. Les jeunes artistes refusent l’influence de Picasso, l’héritage de Matisse, rejettent l’abstraction géométrique de Mondrian et sont davantage attirés par la gestualité de Hans Hartung. Ils découvrent Kandinsky dont l’œuvre avait été qualifiée par les fascistes de « dégénérée » et surtout Klee qui devient un guide incontesté par la poésie de son travail. L’abandon de toute figuration donne vie à un nouveau langage des signes, marqué par une gestualité exacerbée qui revendique la prééminence du signifié sur le signifiant. Ce qui caractérise cet élan artistique est la mise en place d’une pratique marquée par l’instinct et un rapport inédit au matériau pictural pour faire le procès de la rationalité. Ces artistes s’inspirent du monde organique, comme s’ils tentaient de « retrouver la peinture à l’état naissant ». Dans la postérité de l’Impressionnisme certains traduisent leur expérience physique de la confrontation avec la nature. Nombre d’entre eux prennent conscience de la nécessité de structurer puissamment l’espace pictural pour contrer le risque de dilution de la forme abstraite. Quand ils n’agencent pas de larges aplats de matières, ils intègrent le motif de la grille, dérivé de la peinture cubiste, et installent à l’avant-plan un réseau graphique qui entretient un rapport dynamique avec les fonds. Une des dimensions majeures de cette abstraction gestuelle est la référence scripturale inspirée aussi bien par l’automatisme surréaliste que par l’intérêt pour la calligraphie orientale et asiatique. La vitesse d’exécution devient aussi une donnée essentielle. Ce n’est plus la main mais le bras qui est à la manœuvre !

 

 

 

De « Cimaise » aux cimaises :

 

Dans ses « Opus », Gérard Schneider (1896-1986) met en place des entités graphiques autonomes qui se répondent musicalement, à la manière d’un rébus abstrait où la direction et le rythme de la touche jouent un rôle majeur. Il considère que « par le gestuel, l’artiste fixe en une improvisation, une phase de son état ». Spontanéité du geste et de la forme pour aboutir néanmoins à des compositions remarquablement orchestrées où la palette assourdie des noirs contraste avec la stridence des tons crus. Oscar Gauthier (1921-2009) propose, lui, des paysages abstraits polychromes structurés à partir de lignes droites et cursives où la matière et la couleur jouent un rôle déterminant. Il cultive le paradoxe et aime à dire que « réflexion et spontanéité vont de pair » !

 

En écho se découvrent les œuvres de son amie Huguette Arthur Bertrand (1922-2005) avec leurs rainures noires, leurs carrés et leurs rectangles qui jouent sur la dilution des couleurs et des formes dans l’air. Influencée par Hartung, elle montre comme Anna-Eva Bergman, Jeanne Coppel, Marie Raymond, la place importante tenue par les femmes sur la scène de l’abstraction parisienne. Elle fera d’ailleurs deux fois la couverture de la revue « Cimaise » (en 1953 et 1959) avec d’importants articles du critique d’art Michel Ragon.

 

L’exposition fait une place de choix à une autre artiste femme exceptionnelle : d’origine ukrainienne, Ida Karskaya (1905-1990) se fixe à Paris en 1930. Amie de Jean Paulhan qui lui fait rencontrer Jean Fautrier et Wols, ainsi que Francis Ponge et Maurice Nadeau, ses recherches visionnaires rappellent les calligraphies d’Henri Michaux. Elle est une représentante originale de l’art informel où plutôt de « l’informulé » comme le dit joliment la critique d’art Geneviève Bonnefoi.

 

Autre personnage exubérant d’origine russe du Saint-Germain-des-Prés d’après guerre, Yvan Kawun (1925-2001), offre des œuvres à la palette chaude et au lyrisme contrôlé qui traduisent la nature en mouvements puissants.

 

Toujours du côté de la couleur, la figure de Jean Le Moal (1909-2007) est incontournable. Il est à l’origine de l’essor de cet art non figuratif et de la création du Salon de Mai qui consacrera cette nouvelle Ecole de Paris. A propos de la peinture il disait : «  On ne fait pas un tableau avec des intentions, mais par une nécessité interne qui pousse à agir et créer, à faire don de soi avec sa sensibilité et son affectivité. » Son œuvre toute en fluidité est marquée par des couleurs lumineuses qui ont l’éclat de vitraux et la somptuosité des plus riches émaux.

 

Un autre déchainement chromatique se découvre dans les coulures magiques, les projections diffuses, les marbrures merveilleuses de l’Américain Paul Jenkins (1923-2012). Proche du critique d’art Michel Tapié, l’inventeur du terme « art informel », Jenkins se laisse emporter par une gestualité spontanée, rejetant toute forme de figuration explicite. Il donne souvent le titre de « Phénomènes » à ses œuvres pour en appuyer le sens atmosphérique et se plait à utiliser des couleurs largement diluées qui peuvent ainsi se déplacer et s’épanouir librement en toute transparence.

 

Pierre Fichet (1927-2007) propose lui aussi, un travail marqué par la superposition de couches de plus en plus fines. Il parvient ainsi à des effets de transparence suggérant une sorte de spatialité vaporeuse à l’infini. Ici c’est le blanc qui joue un rôle primordial et se transforme en voiles, « en linges mystiques protégeant les blessures et reflets du monde spirituel » comme l’écrit Lydia Harambourg.

 

Une autre belle découverte de cette exposition est celle des toiles de Pierre-César Lagage (1911-1977) défendu en son temps par les critiques R.V. Gindertaël et Michel Ragon. Sur des surfaces extrêmement lisses, jaunes et orangées, se découvre en incisions noires l’imbrication de formes anguleuses et rythmées : carrés, rectangles et trapèzes. Plus tard, les compositions s’organisent autour de cercles, de disques rayonnants, sources d’énergie cosmique et de lumière dynamique. C’est dans « la solitude et surabondance de vie », selon les mots de Jean Grenier, que Lagage a puisé les forces vives de son art. Dans cette continuité d’une vision poétisée de la nature, dans une synthèse des formes et des couleurs, s’impose aussi le travail de Pierre de Berroeta (1914-2004).

 

Un artiste se démarque dans cette plongée dans l’abstraction des années 1950 : James Guitet (1925-2010). Ami proche de Michel Ragon, Guitet est selon les mots du grand critique de l’époque « un paysagiste abstrait ». L’artiste explique : «  Le paysagisme post-cénanien est une peinture de transposition, alors que je pratique celle de l’analogie imaginaire. (…) Si je prends la pomme, que je l’ouvre et que j’y entre ? Alors j’exprimerai par le langage des signes, l’irreprésentable, la vie onirique de l’intimité des substances. Je vivrai ce que Bachelard appelle : «  la rêverie dynamique de l’intimité matérielle. » Il y a chez Guitet une sorte d’obsession géologique, une passion pour l’architecture, un rapport aigu aux éléments : pierre, écorce, bois…, traduits dans l’épaisseur pour évoquer une similitude troublante, comme si la matière se pétrifiait sous son pinceau.  

 

Quant à Dietrich-Mohr (1924-2016), la présence lumineuse de ses sculptures dynamiques, faites de lamelles et d’alvéoles, cristallise en trois dimensions les jeux de volumes et les contrastes entre les vides et les pleins que l’on retrouve chez tous les plasticiens convoqués dans l’exposition.

 

 

 

Devant toutes ces œuvres de très haute qualité, on est aussi bien touché par la rigueur en noir et blanc d’une composition qui se rapproche des signes et idéogrammes extrême-orientaux comme par les explosions de couleurs qui laissent libre court à la vivacité et à la spontanéité évocatrices du Jazz incarné par la trompette de Boris Vian, la voix lascive de Juliette Greco, la démarche irradiante de Jeanne Moreau ! Cette très belle présentation, dans un cadre remarquable, dévoile d’incroyables novateurs, des pionniers courageux et enthousiastes qui dans leur originalité, leur créativité et leur souci primordial de préserver le rôle de l’intuition font aussi la part belle à l’irrationnel et à l’onirique.

 

 

 

Renaud Faroux, Historien d’art.

 

Complément d'information

Convergences abstraites : la liberté des formes
Le Château de Laroquebrou offre un écrin somptueux pour mettre en valeur les œuvres d’une sélection d’artistes incontournables de l’Expressionnisme abstrait français des années 1950/60. Cette plongée dans l’effervescence stimulante que connaît Paris dans la deuxième moitié du XXe siècle montre que l’activité picturale est dominée par l’abstraction non-géométrique nommée tour à tour « informelle », « lyrique », « tachiste », « gestuelle » ou « matiériste », à la différence de « l’abstraction froide » symbolisée par la rigueur géométrique. En présentant ici ce qu’on appelle « l’abstraction chaude » marquée par un lyrisme tonal, sous-tendue par la générosité du geste, de la matière, de la lumière, le galeriste Bertrand Trocmez expose des créateurs qui font « primer l’instinct et la spontanéité sur la théorie, et le fait poétique sur le savoir-faire ». Ami proche de Patrick-Gilles Persin l’assistant historique de D.H. Kahnweiler et commissaire en 2006 de la grandiose exposition « L’envolée Lyrique » au Musée du Luxembourg qui donnait à voir toute cette génération depuis Jean Atlan jusqu’à Otto Wols, il propose ici une sélection affinée et précieuse avec des œuvres d’artistes majeurs.
Renaud Faroux
extrait du catalogue

Autres artistes présentés

Huguette-Arthur Bertrand - Pierre de Berroeta - Pierre Fichet - Oscar Gauthier - James Guitet

Paul Jenkins - Ida Karskaya - Ivan Kawun - Pierre-César Lagage - Jean Le Moal

Gérard Schneider - Sculptures de Dietrich-Morhr

Horaires

tout les jours de 10 h 30 à 12 h 30 et 15 h à 19 h sauf dimanche 4 août

Adresse

Galerie Bertrand Trocmez 11 rue Philippe Marcombes Clermont-Ferrand France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022