Ben Quilty

Alien
Exposition
Galerie Allen Paris 03

Ben Quilty
Jim Morrison Was Here, 2014
Huile sur toile
130 x 220 cm

Comme toutes les choses, le déplacement se produit par hasard ou par médiation. Les résultats d'un tel déplacement peuvent engendrer une mutation positive ou à l'inverse, provoquer des dommages. Présente dans tous les aspects de ses travaux, la quête récurrente d'identité et de l'individu de Ben Quilty résulte de la reconnaissance de sa position dans l'histoire récente, de sa place physique dans le monde, de son empreinte géographique à court et long terme et de son impact sociétal. Ben Quilty se sert du portrait en tant que méthode de psychanalyse. Employant le déplacement pour méthode, Ben Quilty retire chaque partie du psyché avant de les remplacer pour reconstruire l'ensemble de son sujet. Dans son approche, la fragmentation de l'esprit humain est représentée à la fois en tant qu'enquête et en tant qu'application sur la toile. Ce système de déballage suggère un chirurgien à la main lourde ouvrant un crâne et fouillant son contenu. Après avoir tâté le terrain, l'artiste ajoute ses impressions diagnostiques avant de remballer les éléments de manière désordonnée (comme si cela n'était que secondaire) et de replacer le « couvercle ». Cela résulte en un index défait qui, dans son état d'exposition, communique davantage que le spécimen fermé. Sujet fertile dont les parties fonctionnelles sont visibles, c'est cette dissémination qui pollinise la compréhension plus profonde du sujet en lui-même.

 

Australien de cinquième génération, Ben Quilty se considère Irlandais. Conscient de son influence (et de celle de ses ancêtres) sur la terre et ses habitants originels, ses travaux abordent souvent la question de l'identité dans une société post-coloniale. La migration, la propriété et le caractère éphémère sont des thèmes récurrents de l'œuvre de Ben Quilty ; la plupart du temps, le contenu est formé par les éléments destructifs de ces transitions. Qu'ils soient mentaux ou physiques, subtiles ou sautant grossièrement aux yeux, ces thèmes sont abordés à l'aide d'un type de dissection et de ré-assemblage rappelant le film d'horreur et de science-fiction de David Cronenberg La Mouche, sorti en 1986. Dans le film, le protagoniste est désintégré, transporté et ré-assemblé, et finalement, d'autres formes de vie sont mêlées avec des résultats négatifs. En remballant ses sujets, l'artiste ajoute du contenu, de nouveaux éléments organiques ou émotionnels, ce qui débouche sur un type de transfiguration. Ces observations, parfois hallucinogènes, exposent le portrait psychologique de son modèle.

 

Se positionner en tant que peintre portraitiste en 2014, s'accrochant à cette longue tradition qui ne fonctionne plus comme autrefois, constitue une prise de position notable. La conviction de Ben Quity est rassurante. L'exploration de l'art du portrait et la description de l'autre révèlent inévitablement un élément de la personnalité de l'artiste. Dans ses séries les plus récentes, prolongement de plusieurs travaux ayant vu le jour en 2013, survient un corps de travaux dotés d'extensions du nez tortueuses ressemblant à des trompes. Ces protubérances revêtent un caractère indéniablement phallique, et la capacité d'autodénigrement et d'acceptation de l'échec humain dont fait preuve Ben Quilty apporte une qualité relais remarquable venant livrer les travaux directement au public. Dans cette série de portraits et d'autoportraits se produit une certaine « fragmentation », pour employer un terme informatique. Cela signifie que le « modèle » semble exclu, démoli et réorganisé inefficacement, réduisant ainsi sa capacité d'agir. Cette décomposition du modèle n'est pas nouvelle chez l'artiste ; le procédé s'est délicieusement perfectionné à travers ses portraits de soldats de retour d'Afghanistan, où Ben Quilty fut basé en tant qu'« artiste de guerre » pour la Commission australienne de la guerre (« Australian War Commission ») en 2011. Cette évaluation du syndrome de stress post-traumatique a créé des portraits figurant parmi les plus troublants que nous ayons pu admirer. Dans cette exposition à la Galerie Alen intitulée « Alien », un prolongement d'un tel traumatisme, universel et au plus près s'offre à nos yeux. Il s'agit de moi, de vous et, en effet, de l'artiste lui-même.

Dans plusieurs de ses travaux, Ben Quilty emploie la technique Rorschach afin de prolonger cette conversation avec de la psychanalyse. Plus communément connus sous le nom de tests « taches d'encre », élaborés par le psychiatre freudien suisse Hermann Rorschach pour refléter les zones inconscientes de la personnalité qui « se projettent » sur les stimuli, ces abstractions libres donnent à celui qui observe l'œuvre l'occasion de se rapprocher de son subconscient. Cette peinture expérimentale, ouverte au hasard et à la possibilité, apporte de la probabilité aux travaux qui font écho à la construction de notre propre vie quotidienne puis de notre psyché. Cette technique entraîne également avec elle un danger, dans la mesure où l'image pré-peinte est détruite dans l'opération. Telles un monotype conservant à la fois l'impression et la plaque, les peintures de Ben Quilty prennent le risque de se détériorer elles-mêmes. Cette dégradation imposée est analogue à n'importe quel esprit trop pensant ou organe trop actif travaillant deux fois trop et s'épuisant. Cette autodestruction déterminée présente un rendu visuel de rupture et de reconstruction suivi d'un effet de réinvention.

 

La présence d'images exposant la défaillance et même la mort dans cette exposition ne doit donc pas surprendre. Les travaux de Ben Quilty racontent souvent les rituels destructeurs de jeunes hommes. Ceux-ci sont présents dans ses peintures présentant une effigie en décomposition du musicien américain Jim Morrison. Cette exposition constitue le point culminant d'une résidence de trois mois à Paris, où se situe la tombe de Jim Morrison, au cimetière du Père Lachaise, à l'est de la ville. Ben Quilty emploie la chute explosive de cette icône du rock'n'roll pour explorer son intérêt pour l'excès, la violence et la production créative prolifique débordante de certains jeunes hommes. De nouveau formées comme des abstractions rorschachiennes non symétriques, ces exhumations d'une personnalité destructive deviennent des autoportraits, de nouveau caractérisées par une protubérance nasale phallique. Une peinture témoigne d'une végétation succulente, débordant de coins troubles, ne provenant clairement pas de ce cimetière mais uniquement de l'esprit. Les couleurs dans ces travaux apportent une fertilité vive, le dynamisme de la nature qui fait résonner la surcroissance des extensions nasales. Tout comme l'esprit, l'environnement est si fertile qu'il ne peut être écrit qu'aux limites de l'imagination. Le désordre et le ré-assemblage du psyché et de la production d'images se trouvent de nouveau dans ces périmètres hallucinogènes et chatoyants.

 

Dans l'exposition, cinq céramiques très émaillées basées sur des carafes d'eau victoriennes peuvent être observées. Dotés de cuivre, de fer, d'oxydes d'or et d'ornements floraux, ces emblèmes des colonies britanniques deviennent à nouveau une quête d'identité. L'artiste a apporté une valeur ajoutée à ces vaisseaux domestiques dociles en extrudant leurs faces pour les remplacer par des visages évoquant la sculpture de Paul Gauguin datant de 1889, Pot autoportrait en forme de tête grotesque. L'autoportrait de Gauguin a été réalisé lors d'une période émotionnellement intense où il venait de se disputer avec Vincent van Gogh à Arles (dispute qui avait entraîné la mutilation de l'oreille) et avait été témoin d'une décapitation publique mal exécutée. Comme pour le pot de Gauguin, il existe dans cette série de Ben Quilty une angoisse mentale évidente et sa magnifique édition rose le crie au spectateur. Lors d'un entretien, et de nouveau non sans humour et humilité, Ben Quilty reconnaît que ces carafes victoriennes lui servent régulièrement de pots de chambre, faisant ainsi peut-être allusion à l'effet psychanalytique d'uriner dans la tête de quelqu'un. Inspiré par les « Toby jugs » (1), qui doivent leur nom à Sir Toby Belch, un bon vivant porté sur la bouteille issu de la pièce de Shakespeare « La Nuit des rois », ou par les « Character jugs » (2), plus modernes, en forme de personnages et destinées à ingurgiter une boisson forte, les céramiques suggèrent une automédication ou autosédation, brouillant les limites et adoucissant la réalité.

 

Le remballage psychologique de Ben Quilty n’est ni accablant ni nihiliste. Ses portraits montrent de la compassion, de l'empathie et de la générosité dans leurs représentations. Comme s'il créait un index pscyhédélique du sujet, l'artiste accepte un type d'expansion et de contraction de l'esprit, reconnaissant la fertilité et l'énergie incapable de ce moi. Ben Quilty ne libère l'accordéon de l'égo que pour jouer quelques notes avant qu'il n'expire. Comme malade, utilisé à mauvais escient ou tout simplement trop utilisé, le moi humain n'est jamais en parfait état de marche. Peut-être que comme William Burroughs le propose dans Junkie (3), nous devons détruire des parties du corps/de l'esprit pour qu'elles puissent se régénérer. Accepter ce trouble constitue la première étape pour comprendre l'humanité.

 
 

1. Les « Toby jugs » sont des cruches en poterie représentant une personne assise ou le visage d'une personne identifiable (souvent un roi anglais). Elles ont été créées et popularisées par des potiers du Staffordshire en Angleterre dans les années 1760.

2. Les « Character jugs » sont des cruches représentant le buste d'une personne.

3. Extrait du prologue de Junkie, publié en 1953 sous le pseudonyme de William S. Burroughs, « William Lee » :

« Des savants ont récemment fait des expériences avec un ver qu'ils ont été en mesure de rétrécir en le privant de nourriture. En rétrécissant périodiquement le ver afin qu'il soit en état de développement continu, la vie du ver s'est prolongée indéfiniment. Peut-être que si un camé pouvait se maintenir dans un état constant de renonce, il vivrait jusqu'à un âge phénoménal. » (Gallimard, 2008)

 

 

Horaires

Wednesday - Saturday 14h - 19h or by appointment

Adresse

Galerie Allen 6, passage Sainte-Avoye 75003 Paris 03 France

Comment s'y rendre

Metro: Anvers, Gare du Nord, Poissoniere
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022