Sylvain Rousseau, [...] bien que contenue dans une salle, apparaît clairement dispersée.

Exposition
Triple V Paris 13

Vue d'exposition. Photo : André Morin©

 

YELLOW DOOR HOUSE

 

« Yellow Door House » ressemble à une maison de Neutra, sans en être une, ou à une étude pour une architecture de De Stijl, sans l'être non plus. Certains détails de la composition, comme les rideaux, et de façon plus générale l'intégration de matériaux « réels » à d'autres qui sont seulement figurés, évoquent la série des « Interiors » de Richard Hamilton. Le tableau mélange des éléments réels et fictifs. Il peut faire penser également aux maisons du Corbusier pour lesquelles l'architecte avait choisi les couleurs des murs, transformant l'ensemble en une composition picturale. Si les architectes s'autorisent à choisir leurs peintures, pourquoi est-ce que les artistes ne pourraient pas choisir l'architecture destinée à accompagner leurs tableaux ? On pourrait objecter que c'est effectivement le cas dans les œuvres dites « in situ ». Mais les sites en question sont rarement choisis par les artistes. Il faut en général être « invité » in situ pour y réaliser quelque chose. L'artiste est invité à rentrer dans le site pour réaliser une œuvre, au même titre que les vampires doivent être invité à rentrer dans une maison pour pouvoir y entrer. Sans cela, ils restent au seuil du site. Dans le cas qui nous occupe, la peinture se donne à elle-même son contenant – son environnement architectural, qui est lui-même « hors-site » : son style « international » est par définition anti-vernaculaire. C'est une architecture « ex situ », ou hors-sol, au sens où l'on peut parler d'agriculture hors-sol.

 

 

COLUMN_DETAIL

Egalement « ex situ », mais dans un autre genre, « Column_detail » est inspirée d'une image trouvée sur internet. Son titre reprend exactement le nom du fichier image. Au premier coup d'œil, la colonne en question paraît être une sorte de totem. Mais il s'agit en fait d'une colonne supportant un auvent dans une maison en bois. Ce « détail » ne permet pas d'appréhender l'aspect général de la maison, et ne donne indication sur sa localisation. Elle pourrait être construite en Colombie britannique comme à Tahiti, voire n'importe où ailleurs. C'est une fantaisie architecturale d'inspiration composite, tout aussi « hors-sol » que la précédente.

 

 

PINA COLADA & PUNCH

Pendant très longtemps les sujets en peinture ont été restreints au répertoire autorisé par les commanditaires – portraits des puissants, scènes religieuses ou peintures d'histoire... Avant même de bouleverser la forme de la peinture, la révolution moderne a consisté à faire entrer de nouveaux sujets dans la peinture – peindre un enterrement dans un petit village du Doubs ou des nénuphars sont, par exemple, devenus des sujets possibles. Depuis ces écarts fondateurs, et selon leurs goûts, celles et ceux qui pratiquent la peinture se sont mis à peindre rigoureusement n'importe quoi : des paysages, des boîtes de conserve, ou des chatons. Et donc, pourquoi pas des cocktails à base de rhum, puisque le goût personnel y incite ? Une fois cela admis, il faut remarquer aussi que, pas plus que certaines peintures impressionnistes ne sont exactement « à propos » des nénuphars ou de Giverny, « Pina Colada » et « Punch » ne sont véritablement à propos du rhum ou du Motel (un bar situé dans le 11e arrondissement à Paris). Dans un cas comme dans l'autre, le choix d'un sujet agréé par les sens est avant tout l'occasion de se confronter, d'une façon personnelle, à des problèmes artistiques classiques, liés à la perception du monde et de l'œuvre. Plus spécifiquement, les deux tableaux se nourrissent d'une interrogation sur le décalage entre ce qui est perçu par l'artiste et la réception par le public de ses œuvres. Sylvain Rousseau étant daltonien, le premier de ces décalages réside dans la différence de perception des couleurs – entre celles qu'il voit dans son propre travail, et ce qui en est vu par les autres. Les sujets aussi été choisi parmi les plus colorés possibles. Du fait que l'artiste est daltonien, les peintures suscitent de façon très naturelle une réflexion sur le regard « normal » et faussé. Toute la question étant de savoir qui est dans le vrai et qui est dans le faux, ou si cette question délicate peut seulement être tranchée. Qui est véritablement « color blind » dans cette histoire ? L'artiste qui ne partage pas la gamme chromatique des ses regardeurs, ou le public qui est incapable de voir comme lui ?

 

Pour mettre tout le monde d'accord, ici la vision est de toute façon faussée par le verre teinté des cadres. L'idée d'utiliser du verre fumé ou bleu fait suite à l'observation consternée, pendant les journées de vernissage de la dernière Biennale de Venise, de certains visiteurs en train de traverser les salles d'exposition sans enlever leurs lunettes de soleil. Plutôt que de laisser les regardeurs défaire les tableaux de cette manière, l'artiste a préféré s'en charger lui-même.

 

 

(*) SUGGESTION DE PRESENTATION

Dans le même ordre d'idée, la palissade intitulée « Suggestion de présentation » est une anticipation du fait que l'artiste n'a aucun contrôle sur ce qu'il peut advenir de l'œuvre une fois que celle-ci est passée dans les mains de son nouveau propriétaire . Que ce nouveau propriétaire soit un musée ou un collectionneur, l'œuvre ne choisit pas ses voisines (les autres œuvres), ni sa maison (son mur, son environnement matériel). Là, il ne s'agit donc que d'une « suggestion de présentation », comme on peut lire sur les emballages des produits alimentaires. Cette suggestion n'est en aucun cas une obligation, et encore moins une garantie que la peinture fera le même effet dans son nouveau lieu.

 

 

HELIO OITICA...

la sérigraphie représente une œuvre d'Helio Oitica détruite dans un incendie. Toutes les pièces détruites disparaissent de la circulation matérielle, mais aussi intellectuelle. Leur souvenir n'est pas conservé avec le même soin que ce qui est intact. Comme pour préserver son souvenir, cette image-ci a été imprimée sur du papier ignifugé. Elle fait écho à deux œuvres plus anciennes de Sylvain Rousseau : l'une était une série de dessins d'après des photographies de travaux d'Ingres également partis en fumée, et l'autre des cartons représentés en bas-relief. La pièce peut aussi être raccordée aux deux peintures sous verre, par sa référence au tropicalisme, récurrente dans ses derniers travaux. Il s'agit d'un exostisme surranné. Ce qui le rend désuet, fondamentalement, c'est le rétrécissement des distances induites par les moyens de transport contemporains, ou la facilité avec laquelle les images et les références culturelles peuvent être partagées aujourd'hui. C'est également ce qui a rendu le « primitivisme » impossible (ou à défaut, ridicule) à réitérer. Le néo-primitivisme contemporain a le même genre d'authenticité douteuse que les statuettes africaines débitées à la chaîne et destinées au marché occidental. Ce renvoi au monde tropical est d'une nature différente : il est une allusion à quelque chose qui est déjà, ostensiblement, inauthentique – l'imagerie mythologique des tropiques que l'on peut trouver dans les bars décorés à la manière Hawaïenne, par exemple.

 

En définitive, et « bien que contenue dans une seule salle », l'exposition « apparaît clairement dispersée » comme le notait avec sagacité une critique d'art à propos d'une exposition récente de Sylvain Rousseau au CRAC de Sète. Le titre est à l'image, aléatoire, de la genèse des différentes pièces. Il permet aussi de souligner l'une des intentions de l'exposition, qui est de présenter simultanément différents cadrages possibles – tableaux dans encadrés, cadre inclus dans le tableau, ou coins arrondis pour le tableau en marqueterie (un tableau réalisé avec le bois dont on fait les cadres.)

Artistes

Adresse

Triple V 24 rue Louise Weiss 75013 Paris 13 France
Dernière mise à jour le 2 mars 2020