SAUTER EN MARGE

L’œuvre de Larry Deyab installe le spectateur face à son objet d’observation. Une peinture monumentale ? Un visage cagoulé ? Une arme à feu ? Le trait réalisé à la bombe nous inviterait d’emblée à « sauter en marge », comme le suggère le titre de cette exposition. Clin d’œil au critique d’art et essayiste François Pluchart, ce titre1 me place dans la marge de l’enseignante2 qui travaille avec les étudiants pour les accompagner dans une démarche consistant à se forger un regard sur l’art et à acquérir les connaissances utiles pour évaluer et apprécier la justesse de certaines propositions artistiques. La marge de la copie identifie aussi ici l’espace réflexif dans lequel un artiste comme Larry Deyab situe son travail. Jenin (2003) illustre un geste pictural inscrit dans une histoire de la peinture (celle des grands maîtres de l’Ecole de New York, tels que Barnett Newman) et dans une culture de l’image médiatique, politique et mondialiste en prise avec le réel et ô combien chargée de sens aujourd’hui (si ce n’est le contraire tellement les images de conflits sont standardisées… et ramenées à leur plus simple artifice !). Gina Pane était particulièrement sensible à de telles questions. Ses actions Escalade (1971) ou Nourriture, Actualités télévisées, feu (1971), toutes deux désormais historiques, ont été l’occasion pour elle de témoigner sur l’aliénation de l’individu, sur la banalisation de nos comportements, de nos raisonnements et de nos réactions face à une actualité des plus guerrières entre autres. Little Journey (1978), une de ses dernières actions, nous confronte, elle aussi, à la réalité et à la souffrance. Elle invite à rebours au voyage et à la construction d’un récit : « Il était une fois… ». Si Gina Pane s’est enfermée pour réaliser la performance dont l’œuvre conçue plastiquement par l’artiste peut encore attester, sa démonstration vise une forme de libération (artistique, sociale et mentale). Entre archaïsme et modernité, les œuvres de Larry Deyab et de Gina Pane trouvent avec l’usage des mots inscrits sur des vues de ciel par Robert Filliou une invitation libre à la poésie. L’homme cagoulé de Deyab n’a pas de bouche pour s’exprimer. Pane gardait le silence dans chacune de ses actions. Filliou, l’homme des « bricolages », des objets sans objets, l’artiste ludique et le poète visuel proche des membres de Fluxus dans les années 1960-70, accorde une place centrale au langage, à l’oralité et au mot (ici vaporeux, immatériel voire spirituel). Ces trois propositions, très inscrites dans le champ de l’histoire de l’art et de la peinture, nous installent en marge d’une aventure, dans les rapports compliqués de l’art et de la pensée : un espace où tout est possible, en dépit des apparences !
Sylvie Mokhtari, commissaire de l’exposition
Enseignante en Master Management du Spectacle Vivant, Université de Bretagne Occidentale (Brest)
Avec la contribution des étudiantes Caroline Hue, Klervi Le Poec et Laure Anne Roche

1-. Titre emprunté à l’éditorial du n°24/26 de la revue arTitudes en 1975 / 2-. Clin d’œil à la copie et au lieu des notations.