Apprendre et désapprendre

par Catherine de Smet

Récits

Imaginons un «roman de formation». Comme de nombreux récits ressortissant à cette catégorie — le xixe siècle, à la suite du Wilhelm Meister de Goethe, en fournit de multiples exemples — celui-ci décrirait les années d’éducation d’un personnage s’engageant dans une voie artistique. Personnage dont la vocation ne serait pas le théâtre comme celle de Wilhelm, ni la peinture : notre héros, qui pourrait être une héroïne, voudrait devenir graphiste. Il s’agirait, selon les lois du genre, de montrer les espérances des jeunes années confrontées à la mécanique de la société, de décrire les émotions et bouleversements suscités par la découverte des maîtres, les désillusions, les étapes d’une maturité naissante et la réflexion qui s’élabore à partir de la progressive maîtrise de connaissances et de techniques — autrement dit, d’une pratique. En s’appuyant sur un sujet artistique, le roman d’apprentissage du XIXe siècle interrogeait la tension entre idéal individuel et nécessité collective, exigence de création et assimilation bourgeoise. Le design graphique, discipline née au XXe siècle et animée depuis lors sans relâche de débats sur son indépendance créative et sa soumission au bien public ou aux lois du marché, n’offrirait-il pas un support particulièrement adapté à de telles questions, transposées dans la réalité contemporaine ? De façon symétrique, envisager le design graphique sous l’angle de son enseignement, n’est-ce pas, tout simplement, en évoquer les principaux enjeux, que les problématiques de la transmission font apparaître avec évidence ? À l’occasion d’une interview avec Hans Ulrich Obrist en 2004, Michael Amzalag et Mathias Augustiniak (M/M (Paris)) reviennent sur leurs études, décrivant l’École nationale des arts décoratifs qu’ils fréquentaient alors comme un « monstre à deux têtes [...] en réalité deux écoles, séparées » : d’un côté l’héritage du fonctionnalisme suisse, représenté notamment par Jean Widmer, de l’autre l’utilité publique défendue par les anciens membres du collectif Grapus. Amzalag indique qu’il emprunta aux deux camps à la fois, tout en regardant ailleurs, « vers la culture populaire et l’histoire de l’art [fn]Interview de M/M (Paris) par Hans Ulrich Obrist, « Seventy-five suns in the sky over France », tiré de M/M, Grand Livre, Éd. Lukas + Sterberg /  Walther König, Cologne, 2004 ; accessible sur le site : www.mmparis.com.[/fn] ». Plus tard il précisera : « Lorsque j’arrivais très naïvement avec les pochettes de disques ou les magazines qui me fascinaient, on me disait : Amzalag, vous n’êtes qu’un dandy [fn]Interview de M/M (Paris) par Sean James Rose, « La friction avec la réalité », Libération, 29 janvier 2008, p. 30.[/fn] ! ». Philippe Millot, de son côté, part de la remarque qu’un enseignant lui fit, le jour de son diplôme dans cette même école, « Vous êtes un janséniste de la typographie », pour développer un argument contre le caricatural et illusoire partage des compétences graphiques entre les tenants d’une austère orthogonalité monochrome et les adeptes supposés de la couleur et de la rondeur. Millot invoque la figure conciliatrice d’Érasme pour défendre la complémentarité des postures jansénistes et jésuites dans l’éducation, et cite à l’appui un texte du philosophe Alain, démontrant les talents pédagogiques respectifs des uns et des autres [fn]Philippe Millot, « Relire et relier », Marie Louise, n° 1, octobre 2006, p. 16-1[/fn]. Ces micro-récits d’apprentissage, livrés au fil d’articles ou d’interviews, permettent aux graphistes de proposer une analyse de la situation française, et de suggérer la manière dont eux-mêmes s’inscrivent dans ce paysage et conçoivent, le cas échéant, leurs propres activités d’enseignement.

Un enseignement moderne

Dans le monde occidental la formation au design graphique est avant tout marquée par l’expérience fondatrice du Bauhaus, école créée en 1919 à Weimar et fermée moins de quinze ans plus tard par le régime nazi. La mise en pages, la conception visuelle d’objets imprimés, la signalétique et le dessin de caractères — aux côtés des autres enseignements, de la peinture au tissage et à la menuiserie — s’y émancipent des arts décoratifs et des arts appliqués et entrent dans la modernité, l’école devenant un pôle de référence pour le courant de la Nouvelle Typographie. Les trois professeurs en charge de ce domaine émigreront ensuite aux États-Unis où ils diffuseront l’esprit du Bauhaus Moholy-Nagy fonde en 1937 le New Bauhaus à Chicago, qui se transformera en School, puis Institute of Design, et auquel contribuera son collègue Herbert Bayer (ainsi qu’un ancien étudiant, György Kepes)[fn]Voir Alain Findeli, Le Bauhaus de Chicago. L’œuvre pédagogique de Moholy-Nagy, Sillery (Québec), Septentrion / Paris, Kincksieck, 1995.[/fn]. Le design graphique est intégré à l’atelier dit « de lumière », et ses divers composants regroupés sous la dénomination d’« arts commerciaux » ; Josef Albers, après quinze ans au Black Mountain College, devient directeur du département de design à Yale University, où est créé en 1949 le premier cursus autonome dédié au « graphic design », vocable désormais préféré à celui d’« advertising » ou de « graphic arts » et où enseigneront les plus grands graphistes tant américains qu’européens [fn]Voir Rob Roy Kelly, « The Early Years of Graphic Design at Yale University », Design Issues, vol. 17, n° 3, été 2001, p. 3-12.[/fn]. À la fin des années 1920 on confie à Henry van de Velde la tâche de « rattraper le retard » de la Belgique dans le domaine des « arts industriels » : en 1928 ouvre ainsi l’Institut supérieur des arts décoratifs de La Cambre, à Bruxelles [fn]« Allocution de Henry van de Velde lors de la visite officielle de la presse, le 27 avril 1928 », dans Robert Delevoy, Maurice Culot, Anne van Loo, La Cambre 1928-1978, Bruxelles, Éditions AAM, 1979, p. 94.[/fn]. Van de Velde y applique les idées qu’il avait auparavant expérimentées en tant que directeur de la Kunstgewerbeschule de Weimar (entre 1906 et 1914), école novatrice et prélude du Bauhaus. Aux Pays-Bas Piet Zwart et Paul Schuitema font entrer au dé-but des années 1930 l’esprit moderniste dans le département « Publicité » de l’Académie des arts visuels de La Haye. La Grande-Bretagne compte dès les années 1940 des adeptes de la Nouvelle Typographie, et parmi eux plusieurs enseignants très engagés — en particulier Anthony Froshaug, actif à partir de 1948 à la Central School of Art and Design de Londres. Max Bill, ancien élève du Bauhaus, assure en 1953 la première direction de la Hochshule für Gestaltung d’Ulm — autre repère majeur — où deux des quatre sections, « Communication visuelle » et « Information », forment au design graphique. La HFG s’écartera de la filiation originelle du Bauhaus au pro-fit d’un lien plus fort avec la culture industrielle et d’une affirmation du primat de la fonction. Se souvenant des expérimentations d’Albers et de Bayer dans le dessin de lettres, Otl Aicher, membre de l’équipe de fondation de la HFG, et qui y enseignera jusqu’à sa dissolution en 1968, expliquera ainsi : « Un alphabet géométrique est une rechute dans un formalisme esthétique. Un alphabet lisible, c’est-à-dire fonctionnel, tente de répondre aux habi-tudes de lecture et d’écriture de l’homme [fn]François Burkhardt, Claude Eveno, Herbert Lindinger (éd.), L’École d’Ulm : textes et manifestes, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1988, p. 13.[/fn]. » La mise en question de ces habitudes, des règles graphiques qui les confortent et des acquis de la modernité constituera le grand chantier des trois dernières décennies du xxe siècle, mené en Suisse — pays où l’empreinte de la Nouvelle Typographie est sans doute la plus forte — par Wolfgang Weingart et Hans Rudolf Lutz. À peu près au moment où s’éteint la HFG, le premier prend la relève à la Gewerbeschule de Bâle, que l’enseignement d’Emil Ruder et d’Armin Hofmann ont rendue célèbre, tandis que le second fonde le département de typographie de l’école de Lucerne. De jeunes enseignants américains proches de Weingart participent au développement d’un courant analogue aux États-Unis. La critique d’un modernisme édulcoré, devenu le « style international » de communication des entreprises, rencontre les idées du postmodernisme naissant, notamment incarné par un ouvrage qui fait date, fruit du travail de trois architectes avec leurs étudiants : Learning from Las Vegas [fn]Robert Venturi, Denise Scott Brown, Steven Izenour, Learning from Las Vegas, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1972.[/fn]. Les leçons à tirer d’une analyse attentive des formes de créa-tion non savantes, qui constituent, dans le champ urbain de l’espace bâti et de l’enseignement, l’argument du livre, deviennent également une ressource pour le design graphique et l’on s’intéresse plus que jamais dans les écoles à la culture populaire. Le département de design graphique du California Institute for the Arts (dont April Greiman prend la tête en 1982), deviendra l’un des hauts lieux de cette inclination pour le vernaculaire. Celui de la Cranbrook Academy (co-dirigé dès 1971 par Katherine McCoy) représentera quant à lui le versant intellectuel de cette tendance, en mettant l’accent sur les sciences humaines. C’est précisément à la fin des années 1960, alors qu’ailleurs on ébranle les certitudes modernistes, que le graphiste suisse Jean Widmer, actif en France depuis 1953, entreprend de réno-ver l’enseignement de l’École nationale supérieure des arts décoratifs, de dégager celui-ci du modèle des beaux-arts qui y prévalait encore, et d’y introduire une culture graphique spécifiquement moderne. Quelques années auparavant, en 1959, un autre Suisse, Albert Hollenstein, avait lancé à Paris un cours du soir, le Cours 19, qui proposait une initiation au design graphique dans l’esprit des écoles de Zurich et de Bâle. Cette évolution tardive de l’enseignement, selon des critères modernes, reflète une situation générale de la profession dans l’Hexagone, marquée par une résistance, sensible dès les années 1920, aux apports des avant-gardes graphiques et de la Nouvelle Typographie. À partir de 1972 le ministère de la Culture mettra en place, dans seize école d’art sur le territoire, des cycles de « communication visuelle et audiovisuelle » dont la formule est, à peu de choses près, toujours en vigueur aujourd’hui. À ces formations de cinq ans, sanctionnées par le Dnsep (di-plôme national supérieur d’expression plastique) et conçues de façon à épouser la même structure que l’enseignement artistique dispensé par ailleurs dans ces établissements, viennent s’ajouter au début des années 1980 des cycles courts de trois ans, conclus par le Dnat (diplôme national d’art et technique). Ces deux filières complètent celles qu’offre l’Éducation nationale — à travers les écoles d’arts appliqués ou l’université, selon les cas — et mènent à divers Bts (brevets de technicien supérieur) et licences « pro », au Dma (diplôme des métiers d’art) ou au Dsaa (diplôme supérieur d’arts appliqués). À cet ensemble viennent s’ajouter quelques écoles privées. Si le design graphique entre effectivement dans ces formations, il n’est que rarement identifié comme tel. La consécration de l’expression « communication visuelle » pour distinguer les options spécifiques dans les écoles d’art suggère — et le détail des contenus le confirme souvent — que le design graphique ne constitue qu’un aspect de la communication parmi d’autres, et même un aspect plutôt « technique » (les Dnat sont du reste plus nombreux à lui être explicitement dévolus). Dans le champ des arts appliqués, le terme de « communication » est aussi le plus fréquemment utilisé. Ces questions d’intitulé revêtiraient peu d’importance si la réalité ne venait rappeler les décalages culturels qu’ils expriment.

Identité

Le design graphique constitue aujourd’hui un domaine de la création plastique à part entière, qui sollicite des médiums multiples. Il correspond à une profession, dont les praticiens les plus actifs se réunissent régulièrement aux quatre coins du monde lors de divers congrès internationaux, formant une communauté qui réfléchit à ses outils, à ses objectifs, à l’esthétique et à l’utilité des formes qu’elle produit, à sa responsabilité sociale. Il est devenu un champ de connaissance : des revues et des magazines lui sont consacrés, des livres, de plus en plus nombreux, des sites internet et des blogs, des expositions, des collections muséales, des films. Il couvre des domaines variés, dont les avancées technologiques ne cessent de modifier les contours. Une profession et des métiers, dont l’exercice joue un rôle direct, et majeur, sur notre environnement quotidien. La qualité du paysage visuel dans lequel nous évoluons, l’apparence de ce que nous lisons, dépendent pour une part essentielle des designers graphiques. Leur formation est capitale — un véritable enjeu national. Mais ladite communication, dans le contexte des écoles, ressemble à une nébuleuse, amas de matières diverses à l’articulation improbable, où l’expression personnelle, de préférence envisagée sous l’angle de l’autonarration, intervient souvent comme un objectif central et constitue le principal critère d’évaluation du travail des étudiants. Les résultats pourraient ressembler aux objets produits dans les options « art », s’ils n’étaient généralement réalisés dans la plus grande ignorance des problématiques artistiques contemporaines. Pourtant les nombreux échanges que l’on observe aujourd’hui entre le champ de l’art et celui du graphisme confortent la conviction que leur présence conjointe dans les écoles est légitime, en tant que condition idéale d’un enrichissement réciproque. Mais on constate que ce côtoiement ne joue pas en faveur d’un domaine peu reconnu, noyé dans le fourre-tout de la communication et fragilisé par le voisinage des disciplines considérées comme le cœur d’activité des établissements. À ce titre, les écoles dépourvues d’option « art » offrent des terrains plus favorables à une véritable réflexion sur l’enseignement du design graphique. Dans certains cas, le déséquilibre évoqué est aplani par l’intégration à une option « design » élargie et/ou par la substitution de catégories transversales comme l’édition — solutions qui peuvent lui ménager une place de choix, mais ne favorisent pas la reconnaissance de son identité propre. Par ailleurs, l’interdisciplinarité est un exercice difficile, comme le montre l’expérience menée par Jan van Toorn à la Jan Van Eyck Academy de Maastricht, qu’il dirigea de 1991 à 1998. Il entreprit d’y associer design graphique, art et théorie, cherchant à susciter, par cette combinaison, une réflexion « sur leur rôle dans la sphère publique ». Mais il ne parvint pas à accomplir une telle « réorientation critique » et la collaboration entre les départements ne s’accomplit pas au niveau espéré [fn]Rick Poynor, Jan van Toorn. Critical Practice, Rotterdam, 010 Publishers, 2008, p. 81 et 121-123.[/fn]. Aujourd’hui de nombreux jeunes graphistes sortent des écoles d’art françaises, certains d’entre eux avec beaucoup d’atouts en main, grâce à des enseignements de qualité. Mais la formation graphique prodiguée dans les écoles est encore à développer. Les étudiants choisissent quelquefois de poursuivre leur cursus en Suisse, aux Pays-Bas, en Belgique ou au Royaume Uni : la partie sera gagnée lorsque de jeunes étrangers issus de ces pays viendront faire leurs études en France. Un rapport sur la question, publié en 1996, fruit d’une mission de réflexion menée de 1992 à 1995, décrivait déjà cette situation [fn]Jean-Pierre Greff, Marsha Emanuel (éd.), L’Enseignement du graphisme en France. Rapport de la mission de réflexion, Paris, Délégation aux arts plastiques, Ministère de la Culture, 1996.[/fn]. L’association loi 1901 Un coup de dés, récemment créée par des enseignants en design graphique, cherche précisément à faciliter une réflexion collective sur le sujet, en rompant l’isolement [fn]Un coup de dés, Association loi 1901, 7, rue de Sarrebourg, 67 000 Strasbourg.[/fn]. Peu de rencontres professionnelles, en effet, à l’échelle nationale, permettent un partage des expériences. L’ouvrage 37 Assignments [fn]Indrek Sirkel, 37 Assignments, Amsterdam, Veenman / Gerrit Rietveld Academie, 2007. Je remercie Jean-Marie Courant de m’avoir signalé cet ouvrage.[/fn], publié par la Rietveld Academy d’Amsterdam et qui réunit des sujets donnés aux étudiants dans le département de design graphique, constitue un exemple intéressant de mise en commun du travail [fn]L’exposition « Signes des écoles d’art », réalisée par Michel Wlassikoff et présentée en 2003 au Centre Pompidou, avant de circuler à l’étranger, proposait un aperçu de la création estudiantine dans différentes écoles européennes. Voir le catalogue (Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2003).[/fn]. On note du reste que les occasions de retrouver ses pairs, et parmi elles les réunions d’anciens élèves, sont beaucoup moins nombreuses en France que dans les pays anglo-saxons, où d’une façon générale l’enseignement est très valorisé, ce dont témoigne une abondante littérature sur les écoles et les problématiques pédagogiques, ainsi que la programmation régulière de colloques. Les journées organisées, plusieurs fois par an, par la Design Educators Community, sous l’égide de l’Aiga (association professionnelle américaine des designers graphiques), qui dédie par ailleurs une partie de son site Internet à l’enseignement, en fournit un bon exemple. Notons encore que le travail historiographique passe aussi par l’analyse rétrospective du rayonnement de tel ou tel établissement. Ainsi cet aspect est-il mieux documenté dans les pays où l’histoire du graphisme est depuis longtemps développée. _ BAGAGE Les déficits les plus souvent cités dans la formation des jeunes graphistes français concernent la maîtrise technique en général (celle des outils numériques en particulier), les connaissances typographiques, la culture graphique et artistique, enfin le niveau en langues étrangères. À ce sujet, un constat s’impose : méconnaître l’anglais interdit l’accès à 80 % de ce qui s’écrit — et se dit — sur le graphisme, et l’unique horizon de la langue maternelle ne favorise ni la curiosité ni la mobilité. Les apprentissages techniques sont souvent perçus comme indignes — une menace de régression vers l’artisanat — dans des écoles d’art où depuis 1968 la transmission de savoir-faire a été souvent écartée au profit d’approches plus conceptuelles. En 1992 déjà, Thierry de Duve, décelant là le risque d’une imposture, lorsqu’il ébaucha le programme d’une nouvelle école qui ne vit finalement jamais le jour, proposa précisément de « rendre un contenu technique » à la formation artistique en général, permettant aux étudiants — futurs créateurs autant que futurs créatifs, précisait-il — de « s’exercer aux gestes du métier », afin de « refaire du métier une composan-te de l’art [fn]Thierry de Duve, Faire école, Dijon, Les Presses du réel, 1992, p. 172-175.[/fn]». Le numérique pose des problèmes spécifiques, qu’évoquait John Maeda, alors directeur de laboratoire au Massachussets Institute of Technology (MIT), dans un livre dédié à l’enseignement, où il résume en deux phrases l’attitude des écoles « figées dans le temps face à la disruption du numérique » (on constate l’étendue internationale du blocage) : « Dans quel département faut-il l’héberger ? » et « En a-t-on vraiment besoin ? »[fn]John Maeda, Code de création, traduit de l’anglais par J.-F. Allain, Paris, Thames & Hudson, 2004, p. 230.[/fn]. Or, comme le disait récemment un étudiant, « Aujourd’hui, si tu fais pas d’anim t’es mort ». Encore faut-il pouvoir s’y initier. La carence typographique relève sans doute de la même méfiance à l’égard de la technique. Un étudiant de 5e année ignore parfois à peu près tout des règles de composition et de l’art d’utiliser les caractères. Le dessin de caractères est quant à lui resté cantonné dans quelques lieux, sans devenir, au moins sous forme de rudiments, une composante naturelle de la formation. Pourtant la culture française dispose d’une riche tradition dans ce domaine, que prolonge l’École d’arts appliqués Estienne, et sur laquelle s’appuyait le Scriptorium de Toulouse, attaché à l’école des beaux-arts de la ville de 1968 à 1985 (et qu’une initiative privée fit renaître, non sans succès, de 1987 à 2005). L’Atelier national de recherche typographique (Anrt), qui succéda à l’Atelier national de création typographique (Anct) fondé en 1985, fut aussi, jusqu’à sa suspension en 2006, et dans une perspective plus ouverte aux apports des avant-gardes, un pôle d’excellence du dessin de caractères, attirant même nombre d’étrangers. Souvent issus de ces formations, quelques enseignants s’attachent aujourd’hui à maintenir ici et là des cours de qualité [fn]Un nouveau post-diplôme avec cette dominante est proposé depuis 2007 par l’École supérieure d’art et de design d’Amiens, « Systèmes graphiques, typographie et langage » et, depuis 2008, par L’École nationale supérieure des arts décoratifs, « Typo — Typographie ».[/fn], mais un déploiement plus conséquent serait souhaitable. D’autant qu’en ces temps postmodernes la France pourrait de nouveau s’enorgueillir de son passé sans rougir : les polices de Roger Excoffon déchaînent, aux Pays-Bas et en Angleterre notamment, l’enthousiasme des jeunes typographes. Côté culture graphique, sinon artistique, le déficit touche en réalité, on le sait, la sphère sociale tout entière et l’éducation doit dépasser le strict périmètre pédagogique : expositions, conférences ou publications, qu’assurent un nombre croissant d’écoles, sont autant d’occasions de diffusion du design graphique auprès du public. Les partenariats également, qui multiplient les liens avec l’extérieur et confrontent les étudiants à une échelle de travail professionnelle. Absent de l’université, l’enseignement de l’histoire de la discipline peut trouver un terrain de développement favorable. Les 3e cycles, qui restent à inventer dans le nouveau cadre européen, et que préfigurent aujourd’hui quelques post-diplômes spécialisés [fn]Outre les deux écoles citées à la note précédente, l’École supérieure d’art et de design de Saint-Étienne propose un post-diplôme « design et recherche » qui peut concerner, en fonction de la demande des étudiants, des projets de design graphique.[/fn], susciteront des recherches de nature à élargir le champ de connaissance et de réflexion. Forget All the Rules about Graphic Design. Including the Ones in this Book [fn]Bob Gill, Forget All the Rules about Graphic Design. Including the Ones in this Book, New-York, Watson-Guptill Publications, 1981. Je remercie Philippe Millot de m’avoir indiqué cet ouvrage.[/fn], disait Bob Gill. Le conseil s’appliquerait aussi bien à l’activité pédagogique elle-même, dont il ne nous resterait qu’à définir les règles — en examinant collectivement les solutions adoptées, ici et là, chez nous comme chez nos voisins — afin de pouvoir les abandonner ensuite. Construire tout d’abord un modèle, puis l’oublier, pour inventer un enseignement du design graphique à la française et, pourquoi pas, faire école à notre tour.

 

Merci à André Baldinger, François Chastanet, Jean-Marie Courant, Jean-Pierre Criqui, Pierre Di Sciullo, Marsha Emanuel, Cédric Gatillon, Thomas Huot-Marchand, Isabelle Jégo, Eva Kubinyi, Annick Lantenois, Corinne Le Néün, Philippe Millot, Étienne Mineur, Sébastien Morlighem, Jérôme Saint-Loubert Bié, Véronique Vienne. Merci également à tous ceux, étudiants, enseignants, directeurs d’écoles, inspecteurs des enseignements à la Délégation aux arts plastiques du ministère de la Culture et de la Communication et inspecteurs d’Académie du ministère de l’Éducation nationale, qui m’ont apporté, lors de conversations diverses au cours de ces dernières années, des éclairages spécifiques sur le sujet.

Artiste(s) associé(s)
Dernière mise à jour le 24 octobre 2019