Quod Apparet

Exposition
Arts plastiques
Galerie Allen Paris 03

Quod Apparet

Le tableau est un fragment du monde mais ne le représente pas. Il le fait voir, à côté, devant, et même, comme dit Paul Klee, par la fenêtre. Lui, le tableau, n’ouvre sur rien, malgré les apparences. Mais la peinture n’est qu’apparence, art de la surface qui ne fait que laisser deviner la profondeur.

La nature de la peinture est peut-être davantage celle d’un miroir, le miroir de l’expérience, évidente et lacunaire, pleine et partielle, de voir. Et la pure visualité de la peinture s’accomplit non pas dans sa matérialité mais dans la disparition de ce en trop pourtant nécessaire et indispensable, minimum reconnaissable de gestes élémentaires de recouvrement, de décisions archivées par la toile, d’un certain travail de la peinture, sans quoi il n’y aurait rien à regarder.

C’est ainsi que par l’opération de soustraction de son labeur même, le tableau n’est pas seulement un agencement plus ou moins grand de matière et de formes ou un objet de plus. Le paradoxe est que la plénitude du tableau, la fulgurance ou l’humilité de son apparition, son objectivité matériel et son unité, soient la condition de ce retrait. Et ces deux événements contradictoires ont lieu en même temps.

Mais que montre la peinture ? Ce qui apparaît, parfois, quand ce qui est peint s’efface mentalement pour laisser voir en quelque point aveugle, comme on laisse entendre, l’arrière-plan jamais vu. Dans ce mouvement, le regard revient sur ses pas, en-deça des formes, comme à son point de départ, où les choses sont comprises, sous-entendues et incluses, dans une compréhension plus générale, non-imagée, du monde et de l’existence – esprit qui voit sans voir, aussi bien que s’il voyait.

Mais, arrivé là, cet esprit, ou plutôt, ici, l’imagination, en ce qu’elle crée des images, vraies ou fausses, peu importe, n’informe plus le regard. Elle ne remplit pas les vides dirait Simone Weil. Le regard, lui, s’est retiré, laissant un rivage désolé, une pensée en suspens, retenue au loin, à son propre horizon et qui fait signe de la main.

Le regard est éthique ou n’est pas. La distance imposée par l’objet qu’est donc malgré tout le tableau, et l’autorité formelle de cette distance, interdisent la fusion, le fantasme de ne faire qu’un. Le plan du tableau indique même une manière de limite et se tient à un curieux point d’équilibre entre l’indifférence et l’engloutissement, la verticalité et le vertige, l’esprit de décision et l’aléa, l’arrière et l’avant, la figure et le paysage. C’est l’impossible osmose, malgré l’archaïsme du faire, des traces du pinceau aux flaques de peinture, qui permet l’intelligibilité de cet étrange dispositif : un miroir opaque qui n’en finit pas de réfléchir notre présence devant lui. Et même, en effet, à ce stade, on se demande si ce n'est pas le tableau qui nous regarde et non pas le contraire. Et dans ce retournement s’énonce quelque chose comme une affirmation métaphysique remarquable, et c’est peut-être notre raison d’être là.

Il faut dire que l’échec du tableau à représenter quoi que ce soit est une heureuse défaite qui donne tous pouvoirs à la vie.

La peinture ne laisse qu’une trace paradoxale, comme un témoignage qui n’aurait pas dû être car ce dont il rend compte par anticipation est impossible : l’acte de voir qui se perd dans son propre mouvement et, par là même apparaît à ses propres yeux, lesquels ne sont pas « les yeux du corps » (Plotin) mais, pour nous, les conditions mêmes de la visibilité.

Il faut dire encore que le tableau est un équivalent du monde mais ne prend pas sa place. Au contraire, le travail de la peinture est aussi cette quête de l’unité de ce qui se donne à voir au prise avec son propre mouvement d’autodestruction qui nous emporte dans le divers et l’inattention. Et si le projet de la peinture était d’apprendre à regarder ? La peinture nous enjoint donc de revenir à elle, comme à une source, avant de tourner les yeux vers le dedans, puis vers le monde. 

Car il n’y a pas rien puis soudain quelque chose. Le monde est déjà là. Le tableau qui commence est plein de ce monde cohérent et puissant, c’est-à-dire, pour nous, en attendant d’y trouver une place, chaotique et néanmoins un comme une toile vierge. Mais tout tableau a sa genèse et ce n’est qu’après-coup, après s’être risqué entre deux eaux, dans le vertige et l’abandon de l’indéterminé, qu’il peut advenir malgré tout, comme souvenir de ce passage, monument de ce qui a eu lieu.

— Emmanuel Van der Meulen

Adresse

Galerie Allen 6, passage Sainte-Avoye 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022