Pierre Clerk

Out of his mind
Exposition
Arts plastiques
Galerie Thomas Bernard Paris 03

Courtesy Cortex Athletico

 

Plasticité des affects


Au commencement il y a bien souvent une image. Pour Happy or Sad, ce sera l’image d’une bouche, celle d’un clown sans doute, qui, regardée sous différents angles, pourra sembler joyeuse, ou triste. Une bouche, tentant vainement de s’avaler. Pour Exit wounds, on aura celle, plus insaisissable, d’un espace, caché sous la surface d’un papier, comme troué par le coup de révolver d’un regard dérobé (et amoureux ?). Mais à l’image il manque une matière, qui viendra au cours du processus de création lui imposer des distorsions, et informera le résultat final : si l’image d’une larme a pu donner naissance à Hung up, le problème concret, par la suite, évolue : comment marier la planéité des morceaux de carrelage avec la courbure du béton ? Happy or Sad : une fois réalisée la forme de béton, comment lui donner plus de légèreté ? Et la solution, construite au fur et à mesure, en fonction parfois des éléments disponibles dans l’atelier, sera nécessairement marquée par cette tension formelle. Les pièces de Charles Mason sont toutes marquées par cette tension entre la matière des objets qu’il utilise et la plasticité des sentiments : si toute peinture capable d’émouvoir le spectateur ne peut qu’être qu’abstraite, représentant dans le visible la vie invisible1 , sans doute pourrait-on dire alors que les sculptures de Mason sont la présentation, sous forme plastique, de ce dont la vie elle-même semble composée : les affects (invisibles, sinon par des manifestations extérieures, soumises à la possibilité du jeu ou de la tricherie - on y reviendra). Tout le travail de l’artiste consisterait ainsi pour partie à leur donner une forme adéquate, luttant pour maintenir son équilibre précaire ; c’est ainsi la physique des affects que l’artiste nous donnerait à voir, et ses fragiles architectures en seraient comme les diagrammes.

 

 

Sens et objets


Pour ce faire, Charles Mason, s’inscrivant en cela partiellement dans l’histoire de la sculpture d’assemblage, trouve son répertoire formel dans les objets de tous les jours : son vocabulaire intègre des morceaux de mobilier, des gaines d’isolation pour la plomberie, du béton, des morceaux de faïence brisée, etc. Une maison mutante. Dans ces pièces, on est toujours, au moins au départ, en terrain connu : l’artiste laisse volontairement aux matériaux leur apparence habituelle, le caractère inhabituel de l’oeuvre venant, en plus de la forme générale, de leur assemblage, de leurs combinaisons inattendues. C’est, pour reprendre les mots de l’artiste, à mi-chemin entre les catégories et les propriétés des choses que se joue son travail : dans la zone fluente du sens. On peut en effet couper en deux la masse des choses : propriétés ou qualités sensibles d’un côté, et de l’autre les catégories qui nous permettent d’appréhender et d’organiser ce que nos sens nous présentent2 . Le sens des choses prendrait ainsi naissance dans ce noeud qui relie qualités sensibles et catégories : ceci est/n’est pas une pipe. Le travail de Charles Mason, en laissant la possibilité de reconnaitre les matériaux employés dans la construction de la pièce, tout en les insérant dans un ensemble inhabituel, ouvre la porte à un déplacement du sens : on reconnait un dossier de chaise, on pense donc nécessairement à son contexte habituel d’utilisation, mais dans le même temps, l’ensemble empêchent de n’y voir que l’objet usuel : ceci est/n’est pas un dossier de chaise… L’usage du langage, de plus, vient complexifier ce jeu de reconnaissances et de changements d’identité : Rocker (évoquant des images de musique lourde, de motards à longue crinière et à tenue de cuir, mais aussi de fauteuils à bascule), Crutch (« béquille »), Hung up (« accroché », au double sens de « suspendu », mais aussi au sens où l’on dit que l’on fait « une fixation » amoureuse sur quelqu’un), ou encore Stay ( « reste » à l’impératif, mais aussi le fait de « soutenir, renforcer », tant au physique qu’au moral) – les titres de Charles Mason jouent bien souvent des doubles ou triples sens, et viennent confronter le langage à la sculpture, de manière à accentuer la polysémie que le détournement des objets connus avait déjà mis en place.

 

 

 

Tragique et domestique


On va ainsi du connu, ou du moins du reconnaissable, à ce qui ne peut plus être reconnu, car les catégories objectives pour le classifier manquent : et tous les scénarii que l’on peut projeter sur la surface de la sculpture s’inscrivent dans cet écart. Vieilles histoires, mythes domestiques, mais tellement transformés que l’on ne les reconnait plus comme tels. On pense à Beckett : trois têtes, inexpressives, presque des voix, sans corps, rejouent la vieille tragédi-comédie de l’infidélité, mais la stylisation de l’ensemble, la polyphonie heurtée et son tempo très rapide changent tout – on reconnait les éléments de l’ancienne histoire, mais il s’agit désormais de tout autre chose, et la pièce, en s’allégeant des détails concrets, se leste d’une portée existentielle3. Le tragique pointe, sous les dehors humoristiques. Et c’est ainsi toute la vie qui apparait, dans tout son sérieux, sous les dehors d’une vaste blague. Ainsi de Stay : une prière, un ordre, mais aussi la désignation d’un soutien, le tout sur un support rappelant vaguement un prie-Dieu – et c’est bien autre chose que la complainte de l’amant éploré qui vient à l’esprit. Loving you forever : catachrèse bien connue du lien amoureux, mais transposé, non sans humour (cf. la citation d’Al Green4 qui lui donne son titre), dans une pièce qui ne relie rien, et semble toujours à la limite de la chute. Hung up : larme, fixation amoureuse, mises à distance par le jeu de mot sur lequel le titre repose, etc. Proximité avec les vicissitudes, petites ou grandes, de la vie, et dans le même temps, distance. C’est comme si toutes les pièces de l’artiste entraient en tension entre deux pôles : l’ancrage (significations reconnues aux objets, attaches sentimentales, compassion tragique) et la levée des amarres (modification du sens des objets, ironie envers l’expression des sentiments, envers l’image projetée de soi, etc.). Comme si l’on devait nécessairement osciller entre un besoin de se trouver, de se situer, (être quelqu’un, quelque part –être quelque chose ?) et une envie de se perdre, de se dé-définir (être libre de toute détermination, au risque de n’être rien ?).

 

 

La mise en scène et la vie


On le voit, les histoires ici impliquent souvent les sentiments, la manière dont ils sont exprimés et présentés : l’oeuvre de Charles Mason a affaire à la représentation de soi que l’on offre dans le théâtre de l’intersubjectivité. C’est un problème très concret : comment se tenir, sachant que toute identité est nécessairement un arrangement bancal avec les conventions sociales, un compromis négocié avec les méandres de sa psyché ? On doit à Goffman d’avoir

montré la manière dont la vie quotidienne est tout entière tramée de situations qui impliquent des modes précis de présentation de soi, et des comportements liés5. Il n’est pas que le garçon de café qui joue à être6 : être c’est jouer, c’est construire une apparence, de manière à se donner un être – donner de la pesanteur au pour-soi au moyen des attributs de l’en-soi, pour reprendre les termes de Sartre. Autrement dit : se façonner comme un objet, alors que le sujet est par définition ce qui ne peut se définir – un néant. Ainsi de Rocker, ou de Stepping Lightly : ridicules et touchants personnages se mirant dans une psyché de perspex, afin de parfaire un look qui leur donnerait cette épaisseur, cette pesanteur existentielle qui toujours leur échappe. D’où aussi ces jeux de tensions, d’équilibres et de forces qui se combinent pour construire des pièces à la limite de l’effondrement, et qui pourtant s’efforcent de tenir debout – comme le maquillage de Pagliaccio, prêt à s’effacer sous les larmes qu’il s’efforce de retenir7 . D’où, enfin, l’usage récurrent de ces mousses d’isolation, qui jouent comme des systèmes de protection (protection du spectateur contre une pièce agressive, ou de la pièce elle-même, face à une réalité trop anguleuse ?), renforçant l’architecture de la sculpture contre le vide sous-jacent qui la mine. Les pièces apparaissent alors comme des animaux sauvages, blessés mais encore dangereux. Il ne s’agit donc pas d’un jeu formel : l’ironie discrète de Charles Mason met en scène la vie elle-même comme mise en scène, jeux face à l’écran, et l’on devine à la pose instable de ses sculptures le malaise sous-jacent qu’il y a à s’en rendre compte.

Spectacle tragi-comique que celui auquel l’artiste nous convie : celui du jeu qu’est l’existence elle-même. D’où aussi l’humour qui s’en dégage bien souvent. On sait les rapports entre la mélancolie et l’humour, étymologiques et réels : l’un comme l’autre nous placent dans un rapport distancié avec le réel. Entre le mélancolique de Dürer, qui tourne le dos au monde, pour s’abîmer dans l’étude ou dans ses sombres pensées, et le sage Démocrite, riant au spectacle des enfantillages humains, il y a cette même proximité paradoxale avec la réalité – paradoxale en ce qu’elle n’est possible que du fait de cette prise de distance. Faire preuve d’humour, ce serait ainsi être capable de reconnaitre la tristesse, la gravité de la situation – puis d’en rire. Continuer à affirmer la réalité dans tous ses aspects sans céder aux sirènes du ressentiment, à la haine de la vie8 . Peu importe le rôle qui nous est échu – il importe de bien le jouer.

 

 Guillaume Condello

 

 

 

1 Cf. Michel Henry Voir l’invisible. Sur Kandinsky, PUF, 2005.

2 C’est à peu près ce que fait Kant au début de la Critique de la raison pure.

3 S. Beckett, Play, 1963.

4 Al Green, Let’s Stay Together, 1972.

5 Cf. Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, t1 : La présentation de soi, Minuit, 1973, et Les cadres de l’expérience, Minuit, 1974. 6 Sartre, L’être et le néant, Tel Gallimard, 1943 (1ère partie, ch.II., « Les conduites de mauvaise foi »). 7 L’opéra de Léoncavallo, Pagliacci, (1892), montre comment, pour une histoire d’infidélité, la comédie du mariage et celle jouée sur scène peuvent s’écrouler en même temps : dans un crime passionnel. 8 Cf. la posture de Nietzsche dans Ainsi parlait Zarathoustra par exemple, qui tente de dessiner une éthique permettant de synthétiser ces deux attitudes.

 

 

 

Bibliographie :

Samuel Beckett, Play.

Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, t1 : La présentation de soi.

Les cadres de l’expérience.

Michel Henry, Voir l’invisible. Sur Kandinsky.

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure.

Milan Kundera, L’insoutenable légèreté de l’être.

Ruggero Leoncavallo, Pagliacci (ou : Paillasse)

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra.

Sartre, L’être et le néant.

Tarifs :

gratuit

Artistes

Horaires

du mardi au samedi de 12h à 19h et sur rendez-vous au 0556943189

Adresse

Galerie Thomas Bernard 13 rue des Arquebusiers 75003 Paris 03 France

Comment s'y rendre

tram : arrêt Jardin Public ou CAPC Musée d'Art Contemporain
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022