Outre-Vivant

Martin uit den Bogaard
Exposition
Arts plastiques
Rurart Rouillé

Dog
15 x 10 x 6 cm
1998

Martin uit den Bogaard observe l’évolution post mortem des organismes vivants. Il garde dans des cubes de verre étanches des animaux longtemps après leur mort. Il  convertit en signaux sonores et lumineux les microvolts issus de la décomposition des tissus. Il observe le processus d’électrolyse sur des cadavres de mammifères. Rurart organise la première exposition en France de cet artiste, qui fait de la mort non seulement un acte de création, mais aussi la matière même de son œuvre.


    À Anvers, l’atelier de Martin uit den Bogaard se situe dans une ancienne usine de torréfaction, dans un quartier non loin du centre-ville. De la rue, une lourde porte de bois donne accès à un porche puis à une petite cour pavée, bordée de lierre. Là, au sol, deux caissons de verre d’une cinquantaine de centimètres de long. L’un abrite une végétation plutôt dense. L’autre laisse apparaître une vague trace blanchâtre sur la terre brune. Ils longent l’une des ailes d’un bâtiment, derrière la vitre duquel est affichée la photographie d’un lapin, mort. Très blanc, son pelage est intact. Aucune trace de sang, aucune souillure ne vient arrêter le regard. Simplement la photographie d’un lapin immaculé, couchée sur une bande de terre. À l’intérieur d’un des caissons de verre a été placée la dépouille de l’animal, préservée du sol par une plaque en acier sur laquelle a été répandue un peu de terre. Avec le temps il ne reste plus que cette mince trace blanchâtre. Dans l’autre caisson, le cadavre d’un autre lapin a été posé à même le sol et la végétation a envahi tout l’espace disponible. Martin uit den Bogaard explique qu’il s’agit là d’une recherche qu’il a entreprise voilà quelques années, curieux d’observer le processus de décomposition dans des milieux différents.

    Passée cette cour, l’atelier. Plusieurs salles aux murs de pierre peints à la chaux blanche. Volumineux, l’espace rassemble du matériel médical, scientifique, des planches d’anatomie, des flacons et des bocaux, des  écorchés de salles de classe, des œuvres stockées ici ou là, des expériences en cours. Le travail de Martin uit den Bogaard est à lire à l’épreuve du temps. Juste à l’entrée, sur le mur de droite, deux IRM encapsulées dans un caisson lumineux. C’est un autoportrait, explique-t-il. Il a passé cette IRM il y a une quinzaine d’années, lorsque lui fut diagnostiqué un début de sclérose en plaque. Le visiteur peu averti pourra longtemps chercher, en vain, les traces de la maladie. Il scrutera le cerveau de l’artiste image par image, tranche par tranche, laissant son regard pénétrer non pas les recoins de la pensée mais bien la matière organique, la matière grise, détailler les cellules, les ombres et les lumières qui composent l’image médicale. Depuis, sans doute la maladie a-t-elle affecté davantage Martin uit den Bogaard. Il appuie sa démarche mal assurée sur une canne. Sa vision lui pose souci. Sans doute une IRM plus récente révèlerait-elle l’inexorable altération des gaines des fibres nerveuses du cerveau, de la moelle épinière, du nerf optique. De cette image scientifique Martin uit den Bogaard a fait une œuvre, signe de l’évolution de son propre organisme, au-delà du visible. Dans son atelier, il garde toutes les boites vides des médicaments que lui impose son état, antidouleurs, corticoïdes, et les empile dans des tours de plexiglas, monuments absurdes à l’aune du temps de la maladie.

    Non loin de l’entrée se trouve un imposant socle noir sur lequel repose une petite boite en verre, de quelques centimètres de long. À l’intérieur, un chiot de quelques jours à peine semble happé dans son sommeil, la tête sur une patte, l’autre repliée. Sa posture est caractéristique de celle des jeunes chiots endormis. On pourrait s’y méprendre si ce n’était son pelage humide, un peu collé sur le dos. Il est là depuis 1998, intact dans ce sarcophage de verre. L’artiste raconte que la pièce a été achetée par un collectionneur qui, lorsqu’il l’a amenée chez lui pour l’exposer, a subi une fin de non-recevoir de la part de sa famille. Alors il a demandé à l’artiste de la garder dans son atelier. Là où le collectionneur voyait une œuvre d’art, ses proches ne percevaient que l’incompréhensible désir macabre d’exposer un corps mort. Là où l’œuvre d’art et la mort se rencontrent dans l’intemporalité, la violence du memento mori ainsi rappelé était trop insupportable dans sa crudité prosaïque. L’histoire de l’art a largement investi la figure de la Vanité, soulignant l’obligation faite à l’Homme de préparer son âme au Jugement Dernier, après avoir profité des plaisirs terrestres. Au XXe siècle, et plus encore en ce début de XXIe, davantage que des préceptes moraux, la Vanité illustre des questionnements multiples, sur l’évolution de l’humanité, sur l’avenir de l’homme réduit à sa capacité à consommer, sur l’éthique du Vivant à l’aune des progrès scientifiques. Dans un récent article, Edgar Morin constate le long refoulement dont a fait l’objet la question de la mort pour les sociétés occidentales, qui maquillent les défunts dans des salons funéraires afin de masquer le fait même qu’ils sont morts, qui réduisent les rites funéraires à leur portion la plus congrue, qui peinent à organiser le débat sur les conditions d’accompagnement de la fin de vie. Pour le philosophe, qui cite Montaigne, questionner la mort est pourtant nécessaire pour nous inciter à mieux vivre. Sans doute cette idée habite-t-elle au quotidien Martin uit den Bogaard.

    L’artiste perçoit la mort dans un continuum. Dans son atelier, d’autres cadavres d’animaux reposent dans des vitrines étanches. Oie, souris, oiseaux, poulpe, toute une ménagerie. Sur une table, dans un de ces cubes de verre, deux fils électriques relient une perruche morte depuis plusieurs années à un voltmètre, lui-même connecté à un ordinateur. Le voltmètre mesure quelques millivolts d’activité, celle de la faible production énergétique liée à la décomposition du corps du volatile. L’ordinateur transcrit ce signal en un graphique et un son, un sifflement continu. L’expérience est reproduite sur plusieurs organismes, d’autres animaux, une cervelle de primate, des cheveux, un doigt humain : un ami de l’artiste, victime d’un accident qui avait laissé son index inerte, a demandé que son doigt mort soit amputé pour être confié à
Martin uit den Bogaard, afin que l’artiste en fasse une œuvre. Chaque fois, le voltmètre mesure des tensions différentes et l’ordinateur produit de nouveaux graphiques et des sons de fréquences diverses. Dans un coin de l’atelier, quatre animaux sont ainsi reliés à un bloc de batteries rechargeables, afin que l’énergie qu’ils produisent puisse alimenter les piles. Le dispositif s’avère plus humoristique et symbolique qu’expérimental, tant l’énergie mesurée est faible, mais le symbole importe, qui met l’accent sur l’idée que vie et mort ne sont pas deux états antinomiques mais font l’objet d’interactions complexes. Père de l’anatomie moderne et auteur de recherches physiologiques sur la vie et la mort, François-Xavier Bichat définissait la vie comme l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort, ce qu’Edgar Morin précise en considérant la vie comme une lutte permanente contre la mort, y compris en s’appuyant sur la mort : pour puiser l’énergie propre à sa subsistance, l’organisme vivant se nourrit de la mort de ses composants. Pour Morin, si la vie résiste à la mort, c’est en utilisant la mort. La découverte des cellules souches et de leurs capacités régénératives dans l’organisme fait d’ailleurs envisager au philosophe l’idée d’amortalité, c’est-à-dire la capacité théorique de l’organisme de prolonger indéfiniment sa vie. Ce mythe postmoderne, qui trouve ses fondements dans le progrès scientifique davantage que dans la mythologie classique, trouve écho dans l’œuvre de Martin uit den Bogaard.

    L’artiste interroge la nature de la mort et sa présence au cœur de la création. La démarche n’est pas sans rappeler l’approche que Maurice Blanchot pouvait avoir de la relation entre la mort et l’acte de création, notamment dans le rapport au temps qu’instille l’œuvre d’art. Pour Blanchot la mort n’est pas un non-être absolu, l’absence de la vie, de l’être, mais le défaut, la négation de la présence. La mort est la mort de la présence. Le temps de la mort est un temps sans présent, une absence de temps qui permet le passé et l’avenir ensemble, un saut qui fait du temps un tout : « Ce saut par lequel le passé rejoint l’avenir par-dessous tout présent est le sens de la mort humaine, imprégnée d’humanité ». Ce temps est aussi celui de l’œuvre d’art qui, au-delà du présent, vise à l’intemporalité. L’œuvre d’art conjure la mort de l’artiste, elle lui survit, elle le garde en vie au-delà de sa propre mort. Par son œuvre, l’artiste dépasse sa mort. Pour citer André Gide, dans son Journal : « Les raisons qui me poussent à écrire sont multiples, et les plus importantes sont, il me semble, les plus secrètes. Celle-ci peut-être surtout : mettre quelque chose à l'abri de la mort.». C’est presque au sens littéral que Martin uit den Bogaard fait sienne cette idée. Si la mort est souvent un thème d’inspiration des artistes, qui l’auront représentée à travers des siècles d’histoire de l’art et qui ne manqueront pas de s’en inspirer dans les siècles à venir, rarement un artiste en aura fait la matière même de son œuvre et l’aura traitée comme une matière vivante, dressant par l’art un continuum entre la vie et la mort, au-delà de l’acte de mourir. Ainsi ce n’est pas l’hypothèse éculée d’une vie après la mort qui est au centre du travail de Martin uit den Bogaard, mais bien l’idée d’une vie dans la mort, d’une interaction complexe entre la vie et la mort. De manière tout aussi littérale, il envisage l’immortalité de l’artiste dans son œuvre et son amortalité, pour reprendre l’idée d’Edgar Morin, en faisant de son propre corps une dernière œuvre d’art post mortem : il cherche à pouvoir disposer librement de sa dépouille mortuaire après son décès afin de la conserver sous un sarcophage de verre et d’enregistrer la fréquence sonore et le graphique liés à l’énergie électrique produite par la lente décomposition de ses cellules. L’artiste devient l’œuvre, elle lui survit aussi longtemps qu’elle s’en nourrit. Il est à la fois le sujet et l’objet de son œuvre, tout comme un cadavre n’est pas un être humain, sans être un objet pour autant, mais un état. L’état de l’artiste après sa mort est l’œuvre, bien vivante, outre-vivante.


Arnaud Stinès

Tarifs :

Gratuit

Complément d'information

Un catalogue retraçant l’exposition Outre-Vivant sera édité à l’automne 2011.
Rencontre avec Martin uit den Bogaard, en avant-première de l'exposition le 5 octobre à 18h30.

Partenaires

Ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation, de la Pêche, de la Ruralité et de l'Aménagement du Territoire, ministère de la Culture et de la Communication, conseil régional de Poitou-Charentes, conseil général de la Vienne.

Mécénat

Fondation Xavier Bernard, Fondation Verbeke.

Horaires

Du lundi au vendredi 10h - 12h / 14h - 18h, le dimanche 15h - 18h Fermé les jours fériés

Accès mobilité réduite

Oui

Adresse

Rurart D 150 - lycée agricole Venours 86480 Rouillé France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022