MARIE DENIS Lucy

Exposition
Arts plastiques
Galerie Alberta Pane Paris 03

Nue (La grappe de raisin), 2012
sculpture en frêne, 1m35 x 45cm

*en collaboration avec Kamila Régent, Isabelle des Ligneris et le sculpteur-ébéniste Andrzej Wrona.

La caverne de l’art: Marie Denis artiste démiurge à l’épreuve de la réalité


Représente-toi de la façon que voici l'état de notre

nature relativement à l'instruction et à l'ignorance

Platon     

 

Dans cette nouvelle exposition à la galerie Alberta Pane, le rapport privilégié que l’œuvre de Marie Denis a établi avec la nature, notamment avec l’univers végétal et minéral, s’enrichit et se complexifie de manière philosophique et conceptuelle. La Wunderkammer, la chambre des merveilles des deux précédentes expositions, est devenue une caverne. Elle représente symboliquement la demeure de Lucy, notre ancêtre australopithèque, qui donne son nom à l’exposition, mais renvoie aussi à la caverne de Platon, une allégorie formulée par le célèbre philosophe grec dans le Livre VII de La République: des hommes sont enchaînés et immobilisés dans une demeure souterraine où, tournant le dos à l'entrée, ils ne voient que leurs ombres et celles d'objets loin derrière eux.

Cette nouvelle exposition de Marie Denis s’inscrit dans une longue tradition d’actualisation du mythe platonicien, évoqué entre autres par Pierre Abélard, Cervantes, et plus récemment par Bernardo Bertolucci (Le conformiste, 1970), Andy et Lana Wachosky (Matrix, 1999), José Saramago (La Caverne, 2000) ou, pour rester en France, par Franck Pavloff (Matin Brun, 1998) et Régis Jauffret (Claustria, 2012). Dans cette allégorie platonicienne, le philosophe grec nous dit de ne pas prendre pour vraies les données de nos sens et les préjugés formés par l'habitude; il met en évidence la difficulté des hommes à changer leur conception des choses, leur résistance au changement, l'emprise des idées reçues.

Avec ses objets détournés, Marie Denis nous propose de poser un regard nouveau sur le réel. Elle l’a d’ailleurs dit explicitement dans une interview:

La forme artistique participe d’un positionnement dans la société, toujours. Et je crois en une forme d’hellénisme, en une vertu de la beauté, une idée du beau, des matériaux et des formes. Par mes propositions de déplacement et de détournement des matériaux de leur usage, j’apporte une manière de régénérer le regard de celui qui découvre l’œuvre. Il lui faut plusieurs regards. J’aime aussi l’effet de surprise et le plaisir qui en découle. C’est important aussi cette idée de plaisir dans l’œuvre. Ce que je propose c’est une mise en déroute du spectateur, mais aussi une mise en lumière quand il se dit “ah mais oui! Je comprends ce rebus”... Je cherche à poétiser le réel. C’est une nourriture. Mes formes sont des propositions de ma perception de la réalité.

 

Cet échange est un véritable dialogue entre l’artiste et le spectateur qui mobilise un autre aspect de la pensée philosophique de l’antiquité grecque, la maïeutique, la méthode socratique d'investigation philosophique fondée sur le dialogue et décrite pour la première fois par Platon dans Théétète.

 

 

L’ironie, caractéristique essentielle de cette méthode, est également présente dans l’œuvre de Marie Denis, une ironie qui au niveau artistique n’est pas sans rappeler l’humour entourant l’objet surréaliste, issu du readymade duchampien/dadaïste. Toutefois l’objet dadaïste revendique une indifférence visuelle, un déplacement linguistique (l’objet ne fait référence qu’à lui-même), alors que l’objet surréaliste a une composante émotionnelle. 

 

 

 Ce dernier offre, avec ses titres ambigus et facétieux, une interprétation inédite des formes et il propose d’accéder à une réalité nouvelle, comme le font les œuvres de Marie Denis et notamment ses sculptures récentes présentées aujourd'hui à la galerie Alberta Pane.

 

Lucy-Aurore (2013) a deux faces et donc deux titres: le recto est une peau de cheval et le verso une peau de mouton qui suit la silhouette du cheval. Comme l’a écrit l’artiste, Lucy-Aurore est une sorte de test de Rorschach cheval/mouton, une sorte de rébus animal, en fonction de la face choisie, qui fait référence à l’art rupestre en réveillant chez le spectateur ses instincts premiers oubliés.

Tutti quanti (2013) est une œuvre cadavre-exquis (le jeu surréaliste qui résulte de la création inattendue de mots ou d’images) née par «la rencontre fortuite» d’une éponge de bain pour bébé et d’une boîte de cure-dents en bois, un «Amour fou» à la Breton, dans la meilleure tradition surréaliste!

Nue (2012) n’est pas une femme dénudée, mais une simple grappe de raisin dépouillée de ses fruits (une nudité pour le moins inattendue), une sculpture biomorphique qui nous rappelle aussi, mutatis mutandis, un mobile d’Alexandre Calder, «pure joie de l’équilibre» pour citer encore le père du surréalisme.

L’œuf gigogne (2011-2012), réalisé en différentes essences de bois pour la coquille (placage de noyer), le blanc (acacia) et le jaune (tilleul), est un hommage au grand sculpteur roumain Constantin Brancusi et à ses formes polies et rondes, primordiales et symboliques. Selon André Breton, l'objet a été fondamental dans la révolution contemporaine de la sculpture et il voit en Brancusi le maître d’œuvre de ce changement.

L’animisme  (la croyance en une âme, une force vitale, animant les êtres vivants, les objets, mais aussi les éléments naturels) et l’impermanence (l’idée bouddhiste d’un constant changement qui concerne tout existence phénomenique) sont des concepts qui nourrissent la force créative de Marie Denis, artiste curieuse et réceptive, toujours ouverte aux suggestions les plus diverses. Alors on pourra dire que dans cette caverne de l’art Marie Denis joue le rôle du démiurge (figure introduite par Platon dans le Timée), artisan divin qui forme, transforme et donne vie à la matière.

Au visiteur qui viendra voir l’exposition de Marie Denis il faudra pré-dire (dans le sens de «avant dire») ce que Socrate dit à Glaucon au début du livre VII de La République de Platon: «Représente-toi de la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à l'ignorance». Une fois qu’il est dans la caverne-galerie, l’artiste démiurge lui dévoilera un modèle inédit de connaissance, une nouvelle réalité, un peu comme Lucy représente la nouvelle mère de l’humanité.

Les sculptures de Marie Denis sont des objets hétéroclites, plastiques mais pas seulement. Difficiles à classer, à déranger plus qu’à ranger, effrayants, mais aussi agréables, à collectionner, mais aussi à consommer. On y trouve la «magie poétique moderne» qu’André Breton voyait dans l’œuvre surréaliste d’Alberto Giacometti: «Avec Giacometti - et c’est un moment pathétique comme celui où dans les vieux romans les personnages descendent de leur cadre - les figures nouvelles issues de la tête et du cœur de l’homme, quoique avec d’infinis scrupules, mettent pied à terre et, dans la matérialisation de la lumière fervente qui baigne Henri d’Ofterdingen ou Aurélia, affrontent victorieusement l’épreuve de la réalité».

 

Leo Lecci, Université de Gênes

 

 

 

 

Artistes

Adresse

Galerie Alberta Pane 44-47 rue de Montmorency 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 2 mars 2020