LUCIE CHAUMONT - VIVRE LÀ

Exposition
Arts plastiques
Galerie Eva Hober Paris 08

 

Éclats du réel

 

Quelles portes nous permettent-elles d’entrer dans le monde, de le lire ? Comment envisager nos rapports à ce que nous supposons un, à quoi nous participons comme élément et nous nous heurtons pour en dire quelque chose ? Aristote a élevé l’imitation au rang d’art : la copie de la réalité devient à la fois lecture, à la fois écriture.

Les images (il convient ici d’entendre les dessins et les sculptures) que Lucie Chaumont met sous nos yeux instituent l’écart salvateur : double mouvement d’être au monde et de mettre le monde à la distance du regard. Le point d’appui nécessaire à la révélation de cet entretien (tenir entre) avec le monde est ici le singulier : Vivre là, c’est lire ce qui m’entoure. Ainsi le quotidien et l’individuel induisent le monde. La singularité n’est pas soumise au Un unifiant et totalitaire de la théorie, au contraire, c’est du singulier qu’un universel se supportera.

 

Lucie Chaumont n’est pas un philosophe, c’est une artiste, et au sens archaïque du terme : la main-outil lit, elle fabrique. Sa pensée est un faire qui propose des représentations du monde : pas de présentations, pas de violence affichée, pas de pornographie qui crève l’écran. Toute l’habileté et tout l’art sont au service de l’imitation. Que met-elle en image ? La technique même. C’est la technique qui est là représentée – la main lisant représentée…

 

Lucie Chaumont ne crève pas l’écran, elle le révèle avec pour instrument la tautologie : montrer – c’est-à-dire désigner par l’image, puis répéter. Mais le processus n’implique pas l’immobilité parce que au moment du dit à nouveau un déplacement s’opère. « À la mine » est le grand dessin du schéma scientifique d’une mine en coupe sur la croûte terrestre réalisé à la mine graphite. Le titre, le motif et l’outil se répètent les uns les autres. Cette mine représentée sert à extraire le graphite qui sert à faire le dessin à la mine… Serpent qui rate de se mordre la queue : il court après un signifiant, toujours le même, mine, qui fait mine de se présenter, à chaque fois différent puisqu’à chaque nouveau tour le registre change. Qu’est-ce qui fait lien sinon le signifiant même entre l’objet de la réalité, c’est-à-dire l’image, et l’instrument. Dans le disque courant de la vie quotidienne, ça tourne tranquillement, sans accroc, les passages d’un registre à l’autre se font naturellement. Ce sont ces moments d’évidence et de passage que Lucie Chaumont pointe et met en jeu dans l’image, dévoilant ainsi la possibilité d’un autre sens.

 

On entend déjà que le point de repère est le réel ; ce qui doit se mouvoir, ce sont les yeux du corps et ceux de l’esprit. Et le re-dire se traduit par un re-faire : « Pizza, 1 personne » – il s’agit de la copie en carton d’une boîte à pizza – inclut l’instrument qui empêche l’emballage de tomber sur la nourriture… De la même manière, la série de dessins « Files d’attente », à l’échelle un et découpés selon les formes des tickets d’attente, accidente les nécessités de régulation des flux pour la société de consommation et le non-sens du fait à la main d’un instrument que seule la production de masse commande. Le fait main implique le un par un, la singularité, la signature, autant d’éléments qui s’évanouissent dans la masse du tout industriel et globalisant. Ce sont ces points de rencontre de la singularité avec la nécessité pour l’industrie de rationaliser et de traiter en masse, d’anéantir les foyers isolés d’initiatives personnelles (Artaud) que cerne Lucie Chaumont.

 

Mais il ne s’agit pas de mettre sur le devant un geste cosa mentale – nous serions dès lors dans la logique du ready-made assisté. L’art est pris dans sa signification archaïque : technique et savoir-faire restent du côté de l’artiste. Ainsi le dévoiement ultime du « Nuancier » : réalisé au crayon, il revendique la trame manuelle d’un camaïeu de gris… Hors de sa sphère d’origine (l’imprimerie), transposé dans une autre « technique », l’objet révèle sa limite : un instrument sans utilité. Le vocable nuancier désigne sa nature, mais l’objet est dépossédé de sa valeur d’usage. Nouvelle bascule lorsque Lucie Chaumont décide de le renvoyer dans son monde (celui de l’imprimerie, celui de la reproduction) en en réalisant une édition sérigraphique. La trame mécanique de l’écran se mêle dès lors à la trame manuelle, l’objet unique devenant un produit manufacturé sans recours possible à l’utilitarisme. Feuilleté – nous revenons à la minéralogie qui l’occupe beaucoup – de l’artisanat (fait main), de l’industriel, de l’usage et de la signification, chaque couche vient en contre-point de la précédente sans la voiler. Au contraire, le feuilleté dévoile la nuance signifiante et colorée de notre prise de la réalité : quelle nuance teinte-t-elle le nuancier à chacun des changements de registre ?

 

« Parpaing » se présente dans sa solide beauté utilitaire. Bien entendu, il n’est pas question d’un ready-made : les savoir-faire de l’artiste et du technicien s’allient pour produire cette céramique (comme c’était le cas pour « Nuancier »). La désignation de la solidité suffit, il suffit d’y croire, à la tester, il s’étoilera en morceaux. Ici se présente Le Parpaing, numéro zéro. Cette origine relève bien entendu d’un mythe que Lucie Chaumont raconte à rebours. Son point de départ : l’objet industriel et manufacturé sert de support à la fiction qu’elle construit, qui aboutit au prototype, à l’origine qui aurait dû permettre la multiplication. Pas d’usage possible du prototype, il garantit la possibilité de la série. Dans un court texte, Antonin Artaud accuse Boucicaut (l’inventeur du Bon Marché) de répandre « sur le monde un afflux de laideur, et d’empoisonner la santé esthétique du public. […] Le meuble est fait pour une fin d’utilité et il ne peut sortir de ses attributions très strictes que dans la mesure où il offrira un intérêt d’art et de beauté certain. La moindre armoire de bois blanc […] sera plus belle mille fois que le guéridon du Bon Marché fabriqué en série ». Ironie en pied de nez constitue la réponse de Lucie Chaumont à la fabrication en série. L’objet, extrait de son attribution stricte, en perdant toute fonction d’usage, acquiert la beauté.

 

Aussi n’est-il pas question d’un travail de faussaire mais de celui d’un copiste. Répétition d’un pareil, qui se refuse à être un même, l’art de la copie se soutient de cette tension (minimale ?) de la métaphore : refaire, sans que la trace subjective de l’artiste-artisan s’évanouisse dans l’industrialisation. Les déplacements et les écarts s’entremêlent avec une grande subtilité. La série de plâtres, « Empreinte écologique », que l’on peut qualifier de copies, des innombrables objets que la société produit en grande série pour une durée d’usage très courte avant de les ravaler au rang de déchets (gobelets en plastique, emballages de fast food, etc.), accumule ce qui ne prend pas de place : la trace. De chaque objet, qui a été empli de plâtre, ne reste que son image en volume, image qui découpe dans la réalité l’espace occupé par l’objet lui-même absenté. Sur l’écran de la réalité apparaît son revers : l’ordure mise hors de la vue ; une fois sortie de sa stricte attribution, elle révèle sa brillance. La mise en relief du déni de la société contemporaine face à ses déchets, de la tentative de les extra-territorialiser à la périphérie, est d’évidence. Faire avec ce qui reste, à l’image des processus naturels, faire des restes, une perle. « Extraction fossile » se compose de deux éléments : une lithographie, c’est-à-dire un dessin fait sur une pierre, puis imprimé – historiquement l’invention de la lithographie ouvre la porte à l’impression industrielle. Le motif (une carrière d’extraction) se place en contre-point d’une pierre lithographique dessinée (mais non imprimée) qui laisse apparaître ce qu’elle pourrait contenir : la trace d’un déchet végétal – un fossile. Origine et fin se confondent, l’outil (la pierre) désigne son propre usage : être le support d’une trace.

 

Dans ces enlacements répétés du signifiant, de l’objet, de l’image, et des fils de la production industrielle, de la société de consommation, de l’artisanat et de l’art, l’apparition de la périphérie urbaine ne peut pas être considérée comme un hasard. Si Vivre là désigne l’écart entre l’appartement (en ville) et l’atelier (en périphérie), la locution subit le traitement qui fait la singularité de l’œuvre de Lucie Chaumont. Le trajet se fait à rebours de la ville (lieu de vie) vers la périphérie (lieu de travail). C’est encore la trace qu’elle choisit de montrer : le tracé dans la série « Lotissement », et le trajet parcouru d’un point à un autre. Surgissent sur l’écran les temps morts, comptés pour rien, des trajets. Il ne s’agit pas du voyage qui nécessite la rêverie et la dilation du temps et de l’espace, mais de ce que la société cherche à comprimer, raccourcir : les déplacements. Le giratoire oppose un démenti formel à l’affirmation que le trajet le plus court d’un point à un autre est la ligne droite. Tourner autour pour aller tout droit devient la règle. Elle ne peut être confisquée par le souci de rentabilité, elle est le socle du promeneur solitaire qui rêve le monde en le racontant :

« Mes rêves sont multipliés

par les récits à faire et les dire à entendre.

Je t’apporte l’enfant d’une nuit bitumée,

l’aile est phosphorescente et l’ombre, illuminée

par ces reflets de vérités. »

(Raymond Queneau)

 

 

Cyrille Noirjean, Directeur de l'URDLA - Centre international livre et estampe - Villeurbanne

16. XII. 2013

 

 

 

 

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Dernière mise à jour le 13 octobre 2022