Les rêveries d’Agustín Cardenás

Par Stéphane Allavena
Agustin Cardenas, Le Promeneur, 1974

Agustin Cardenas, Le Promeneur, 1974 (FNAC 9952). Sculpture en bronze. 250 x 131,5 x 116,5 cm. Monogrammé et daté : A C 74. En dépôt depuis le 10 mai 1984 à la mairie de Ris-Orangis.

Sculpture Bonjour à la terre de Agustín Cardenás

Agustín Cardenás, Bonjour à la terre, 1966 (Achat à l’artiste en 1968, Inv : FNAC 9598). Série des bois brûlés.

 

 

 

Réalisée en 1966 dans l’atelier de la rue de Montparnasse, elle appartient à la série des bois brûlés initiée dès les années 50. Cette technique ancestrale consistait, une fois l’affinage et le polissage du bois terminés, à brûler l’objet afin de lui conférer une teinte noire, proche de l’ébène ainsi qu’une dureté inégalée.

Bordiglio, sculpture de Agustín Cardenás 

Agustín Cardenás, Bordiglio, (Achat à l’artiste en 1973, Inv : FNAC 9830)

 

 


Le terme de Bordiglio provient de l’espagnol pardillo, diminutif de pardo, qui signifie gris. Il désigne un marbre aux tonalités grises ou bleuâtres, exploité depuis l’époque augustéenne dans la région de Colonnata près de Carrare, où l’artiste se rend régulièrement. L’œuvre a été réalisée en 1971 dans l’atelier que Cardenás occupe à Meudon depuis 1968. 

La Fileuse, sculpture de Agustín Cardenás

Agustín Cardenás, La Fileuse, 1972 (Achat en 1973 à la galerie Le Point Cardinal, Inv : FNAC 9852) 

La Fileuse, sculpture de Agustín Cardenás

Agustín Cardenás, La Fileuse, 1972 (Achat en 1973, Inv : FNAC 9852) 

La Fileuse, sculpture de Agustín Cardenás

Agustín Cardenás, La Fileuse, 1972 (Achat en 1973, Inv : FNAC 9852) 

Les communes des départements du Val de Marne et de l’Essonne, où de nombreux élus communistes furent sensibles aux novations de l’art contemporain, accueillirent au cours des années 80 plusieurs dépôts de l’État. À Ris-Orangis, où naquit en 1981 le Centre autonome d’expérimentation sociale, haut lieu de la culture alternative, Le Promeneur d’Agustín Cardenás témoigne encore de cet engouement pour l’art des avant-gardes.

D'un continent à l'autre

Né en 1927 à Matanzas, petit port sucrier situé au nord-est de La Havane, Agustín Cardenás est un artiste de nationalité cubaine qui effectua la majeure partie de sa carrière en France, à l’instar de plusieurs de ses compatriotes tels Joachin Ferrer (Né en 1929), Fayad Jamis (1930-1988) ou encore Roberto Altmann (Né en 1942).

Issu d’un père et d’une mère descendant d’esclaves africains, Cardenás s’initia à la sculpture à l’École nationale des beaux-arts de La Havane où il suivit l’enseignement de Juan José Sicre (1898-1974), sculpteur officiel du régime. C’est auprès de cet artiste, au style fortement marqué par le classicisme humaniste d’Antoine Bourdelle (1861-1929) et d’Aristide Maillol (1861-1944) qu’il apprit le modelage puis la taille directe, techniques qu’il ne cessa de pratiquer tout au long de sa carrière.

Diplômé de l’école en 1949, le jeune sculpteur ne tarda pas à s’affranchir de l’enseignement qui lui fut transmis par ses maîtres. Dès 1951, la découverte des œuvres de Hans Arp (1886-1966), de Constantin Brancusi (1876-1957) et d’Henri Moore (1898-1986), conjuguée à un intérêt marqué pour l’art nègre, apportent à sa pratique une inflexion décisive. Délaissant les formes convenues du style international, Cardenás se libère progressivement des règles de la sculpture figurative et taille dans le bois des figures aux volumes souples et simplifiées, dont la silhouette monumentale s’inspire des grands totems dogons. Deux ans plus tard, son adhésion au Groupe des onze, association qui regroupe à Cuba les peintres et sculpteurs insurgés contre l’art académique, puis son départ pour la France en 1955, consomment cette rupture avec la tradition des anciens.

Accueilli par André Breton et les surréalistes qui lui ouvrent les portes de plusieurs galeries parisiennes, Cardenás devient un artiste d’envergure internationale. Établi jusqu’en 1967 dans le quartier de Montparnasse, il participe à toutes les grandes manifestations de l’art contemporain (expositions du groupe surréaliste organisées entre 1959 et 1966, Salon des réalités nouvelles, salon des artistes latino-américains). Son art, dédié à la figure humaine et au monde animal, se place alors sous le signe d’une dualité où s’opposent à travers la production simultanée de hautes figures monumentales en bois et de sculptures en marbre aux formes arrondies, les principes éternels du masculin et du féminin. C’est en 1994 qu’il décide de retourner à Cuba où il s’éteint en 2001 à La Havane.

De l'humour et de la poésie comme principe des Beaux-arts

Réalisée dans l’atelier de Meudon en 1974 et fondu en trois exemplaires, Le Promeneur est la cinquième et dernière œuvre achetée pour le compte de l’État. Acquise le 5 avril 1976 auprès de la galerie Le Point Cardinal, elle fut présentée au public à deux reprises : en 1975, lors de l’exposition consacrée à Cardenás à la Maison des arts et des loisirs de Montbéliard, puis en 1981, durant la manifestation organisée par la Fondation Nationale des Arts Graphiques Plastiques à Paris au 11 rue Berryer. C’est le 10 mai 1984 que l’œuvre est déposée par le Fond national d’art contemporain à Ris-Orangis aux côtés de Tension 124  d’Alberto Guzman et du Grand Pot de Jean-Pierre Raynaud, afin de compléter l’aménagement paysagé de la Nationale 7 qui relie l’agglomération parisienne au sud de la France.

Le thème du marcheur, étudié par Cardenás dès 1958, est un classique de la statuaire moderne. L’exercice, prétexte à de savantes études de mouvement, a fait l’objet de nombreuses interprétations dont les plus célèbres sont dues aux mains d’Auguste Rodin (L’homme qui marche, 1907, Paris, Musée Rodin), Umberto Boccioni (L’homme en mouvement, 1913, Milan, Museo del Novecento) ou encore Alberto Giacometti  (L’homme qui marche, 1960, Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence).

Avec une remarquable économie de moyens, si caractéristique de son style, Cardenás en donne ici une interprétation originale, teintée d’humour et de cocasserie, où le marcheur est incarné par une étrange silhouette aux attributs féminins, dotée de jambes pachydermiques, qui selon la position adoptée par le spectateur semble tantôt filer discrètement sous nos yeux tantôt s’immobiliser dans le paysage.

À rebours des modèles fournis par Boccioni et Giacometti dont les personnages filent avec audace et détermination vers un but précis, symbole de la confiance du sculpteur en l’émergence d’un monde nouveau, l’être hybride de Cardenás semble cheminer nonchalamment vers une destination inconnue. Sa présence déroute, surprend, tout autant que sa curieuse anatomie faite d’associations drolatiques (une paire de seins au-dessus des hanches) et de surprenantes cavités par où l’œil où la main semblent inviter à passer.

Cardenas et l'art de son temps

Les sculptures d’Agustín Cardenás sont exposées dans de nombreux musées ainsi que dans plusieurs établissements scolaires et universitaires, suite aux commandes que l’artiste reçut dans le cadre du un pour cent artistique. Personnalité sensible et discrète, l’homme et son œuvre furent salués par une pléiade d’auteurs tels André Breton, Denys Chevalier, Octavio Paz ou encore André-Pieyre de Mandiargues. Tous furent fascinés par l’énergie vitale qui se dégageait de ses créations, le caractère dansant de ses modèles ou encore l’admirable poli de ses surfaces courbes. Écoutons à ce titre les paroles de celui qui rendit à ses talents le plus vibrant hommage, le grand poète martiniquais Edouard Glissant : « Cet art silencieux parle pour moi, pour vous. Si je dis qu’il est légendaire, c’est dans le souffle africain, oui ; mais plus encore par le défi tranquille au temps qui presse, par la présence sans faille et par l’ombre sous les branches. Considérez sa lente avancée depuis la première nuit, voyez comme il nie l’effritement et l’achèvement. Voyez comme il assemble la mémoire du futur. Toute légende est tranquille. Et ce soleil un jour s’éteindra. – Mais l’ombre de l’homme, Cardenás nous le voue, aura porté sur de plus secrètes planètes ».1

 

Stéphane Allavena
Conservateur du patrimoine
Mission de récolement

Bibliographie & Sources

BRETON, André. Le surréalisme et la peinture. Paris, Gallimard, 1979.

PIERRE, José. La sculpture de Cardenas. Bruxelles, La Connaissance, 1971.

SAYAG Alain, SCHWEISGUTH, Calude. « Art d’Amérique latine 1911-1968 ». Catalogue de l’exposition présentée au Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou (12 novembre 1992-11 janvier 1993).

SEUPHOR, Michel. La Sculpture de ce siècle, dictionnaire de la sculpture moderne. Neuchâtel : Éditions du Griffon, 1959

TROCHE, Michel. Cardenas sculpteur. Paris, Fonds national des arts graphiques et plastiques, 1981.

PIERRE, José. « Cardenas, sculptures ». Exposition, musée Galliera, Paris, 20 avril-19 mai 1972.

Bibliothèque Kandinsky. Agustin Cardenas, fonds documentaire (PA CARD).

 

1 Édouard Glissant/ Cardenas, Bergame, Galerie Lorenzelle, décembre 1971. 

Dernière mise à jour le 2 mars 2021