Les Enfants du sabbat 15

Exposition
Arts plastiques
Le Creux de l'Enfer - Centre d'art contemporain d'intérêt national Thiers

 

La norme mutante

 

Pour avoir bien appris et pour savoir s'en distinguer

 

 

alex CHEVALIER gaëlle CHOISNE márcia FIGUEIREDO alexandre LAVET mélanie LEFEBVRE golnâz PÂYÂNI david POSTH-KOHLER pablo RÉOL octave RIMBERT-RIVIÈRE fabien STEICHEN josselin VIDALENC daniela ZUÑIGA-ARANCIBIA

 

par Frédéric Bouglé, décembre 2013

COMMISSAIRE DE L’EXPOSITION

 

 

Les posters sont disponibles, sur palettes, en divers points de l’exposition. L’activisme politique en effet, pour alex CHEVALIER, est une offensive plastique qui trouve à s’afficher. Appliquées au dessin, à l’art pictural ou encore à l’édition, ses stratégies d’intervention sont aussi multifonctions. Et les notions de don, de propagation, de diffusion, sont autant d’interludes interlopes à instrumentaliser. Si l’artiste dénie la marchandisation artistique, son expression ne flirte pas pour autant avec les arguties populistes, ni d’autres trop intellectualistes ; elle entraîne davantage vers un art de gouverner, tout-terrain et sans frontière. Les tentatives d’idéaux du passé sont repensées, par voies numériques ou détournées, dans la vie réelle tangible, dans l’espace collectif et la sphère privée. Clavier et logiciel ramdam, l’imprimé bat le tam-tam dans les terriers de nouveaux citoyens du monde. Sur ces posters textuels/ visuels l’île de l’utopie de Thomas More rebondit DAZIBAO, et sur l’atlas distendu de contre-mondes politiques.

 

Avecgaëlle CHOISNE nous abordons sur les plages d’une histoire friable, celle d’Haïti, premier pays colonisé, dévasté on s'en souvient par une catastrophe naturelle. C’est sa culture dispersée, quasi enterrée, que l’artiste, à l’instar de l’écrivain Jean Price-Mars, va commémorer, mais ici avec le référent de l’image en résistance réveillant une histoire qui concerne l'humanité. Ses stèles symboliques, véritables stances spirituelles gravées de visuels de paysages effacés — images de végétation luxuriante et de dévastation alarmante — soulèvent la mémoire d'un feuillage tropical, autant qu'elles dénudent la tige de fer à béton. L’image-témoin s’inscrit minéralisée — recomposée en partie dans une muséologie en fragments— dans un ciment de matière détersif/ agressif, dû à l’adjonction de sels délétères : sel de l’air marin, sel de l’eau de mer, sel qui ronge et purifie, et tout le salpientae malin d’une culture folklorique qui se rattache et se détache d’elle, et de l’île.

 

Après le suprématisme de la couleur, les théories de Kandinsky, la « Dreamachine » (Machine à Rêves) de Bryon Gysin et Ian Summerville, Joseph Albers, l’op art, le GRAV (Groupe de Recherche d’Art Visuel), l’artiste portugaise márcia FIGUEIREDO surprend dans cette voie restée ouverte. Sur un éventail bariolé offrant le fruit de son extrapolation sur carton (photosynthèse additive/ soustractive), l’artiste dévoile à cette occasion son module aérolithe 2014 , le nouveau modèle à plans en intersections, grandeur humaine de cette année. Sculpture-géocroiseur agravitationnelle douée de vertus télépathiques, sa Machine à penser excite les cônes dans les fonds d’œil des personnes suprasensibles. C’est un modèle sculptural certes, mais aussi un prototype de recherche expérimentale pris dans le champ magnétique d’une grande poulie centrale. Véritable satellite-joujou polychrome, ou contre-relief libéré en « Letatline », l’objet dévie effectivement de trente degrés nos tristes pensées décolorées, et les réoriente en diffusion-réfraction plafond sur un continuum de tonalités à x dimensions, spatiales, mentales et enjouées.

 

alexandre LAVET craint-il les affres de la page blanche ? Pas vraiment puisque pour lui La page blanche n’existe pas. L’artistela réserve à l’espace d’exposition, clou à terre et non clou à clou, détail insignifiantmais à relever. Et ce dernier, ce presque rien, sera le seul objet d’intérêt. Cette approche sur le plein du vide touchera bien des registres de la création : photo, vidéo, sculpture, installation, arts graphiques même... tous supports sujets à l’audace de l’opération. Ce qui excitait Marcel Proust chez Flaubert ce n’était ni la phrase ni le style, mais le « blanc », sens invisible entre les mots. L’œuvre, sous son eurythmie visuelle, sous sa formulation austère, conforte les piliers d’une pensée à pratique épurée. C’est sans doute moins le résultat d’une « réduction négative » telle que l’aurait exprimée le philosophe Jacques Derrida — qu’une réduction positive à la contemplation d’un espace ou d’un petit objet, à retrouver aussi dans le blanc d’un œil attentif.

 

Nos chères têtes blondes aux yeux bleus, à l’aube de ce vingt et unième siècle, sont — photos de famille à l’appui et barbe à papa en main — la clé de voûte structurelle de la petite tribu occidentale traditionnelle, sujet de perfection pour un monde de mannequins. Ce monde de demain prépare on le sait son modèle d’humain en tous points correct et plus que parfait, quitte à entrer dans la vie intime de chacun. Mais voilà, l’expression d’un enfant n’en demeure pas moins suggestive. Les photos amateurs des e-medias recueillies par mélanie LEFEBVRE — modèles transférés en grands formats à l’huile sur toile — le sont dans la pose d’une réalité augmentée de candeur enfantine superposée. Même élevé dans ce siècle, l’enfant par nature reste naturel avant de rejoindre le cadre du tableau, sa matière picturale strictement lissée d’un geste certain : « J’aime, argumente le peintre, la duplicité de ces images innocentes qui deviennent inquiétantes, voire malsaines. »

 

« La mémoire disparaît, le souvenir la remplace, et l’oubli étend sur la terre son large voile ouvert », note golnâz PÂYÂNI, plasticienne d’origine iranienne. L’artiste vidéaste transmet son approche personnalisée des sensations originelles ; il en était ainsi du cinéaste Andreï Tarkovski et de ses notes poignantes dans « Le Temps scellé » . La jeune femme, aux émotions d’un ressenti oriental, insiste sur la ductilité d’un présent lié à la persistance irraisonnée des êtres et des temps absents. La temporalité employée répond à un oscillateur inconnu, davantage qu’au temps linéaire de l’horloge connue. A Thiers, c’est aussi « l’Étoile » et ses éclats lumineux — véritable lampe d’évasion selon son propre vœu — qui s’empare autant d’un espace intermédiaire que d’un enchantement entre apparition et disparition, entre poudre de lumière et enfance retrouvée. Sa vérité claire/ obscure surpasse la fiction, petit moment de grâce — yeux levés — sur une illusion.

 

Avec david POSTH-KOHLER c’est tout le poids du contenu d’un contenant qui chante sa mesure au goutte-à-goutte. Un sac à dos, une casserole, un bidon contiennent au-delà de leur raison propre ; et un lourd projecteur — dictateur de cinéma — sera pendu par le pied pour exhiber son corps lourd de production culturelle industrielle. Cet art, qui n’est pas sans rapport avec l’arte povera italien — autant modèle de matière pauvre que modèle de guérilla conceptuel —, implique ici l’expérience du voyage alchimique et le processus du moulage métallique. Côte à côte sur une plaque chauffante, un couteau et un épi de maïs exercent leur droit à la détrempe, sur un principe d’équivalence en fonte. Le bidon surélevé échappe à la densité gravitationnelle, et toutes les matières dansent dans tous leurs états, chauds et froids, liquides et solides, jusqu’aux molécules vaporeuses qui s’en moquent et font pschitt !

 

Tel l’incontournable Thomas Hirschhorn, l’artiste basque pablo RÉOL détourne l’image à l’enjeu de son offensive artistique, buzz d’abeille butineuse. L’image est son miel d’apparat, image néguentropique (1) qui l’incite à musarder sur les fleurs numériques, agissant par capture, collage et assemblage. Détournant les méthodes mercatiques virales, les nouvelles technologies médiatiques de l’information et de la communication, notre collecteur d’icônes/ réseaux taille les figures à sa mesure géométrique, à deux ou trois dimensions, passant un temps sur Photoshop et finalisant par découpe laser. L’image imprimée est collée en groupe, directement sur la cimaise ou agencée sur une suite de colonnes à hauteur d’homme, chaque volume formant un prisme droit à base triangulaire sur plaque PVC de récupération. Normative et canonique dans le signifiant représenté, l’œuvre s’affiche dans une finition débraillée. Et s’il y a chaos comme l’artiste l’entrevoit, c’est dans le vortex contemporain de l’image en transmission, image domestique qui recherche qui ? Qui cherche quoi ? Consommateur quêteur d’images, images de marketing qui nous quêtent, images isolées cherchant images en fête.

 

« Ce qui pourrait passer pour une couche épaisse de maquillage est en fait sophistiqué de par la variété des matières et des gestes mis en œuvre », note à juste titreRosa Joly à propos des étranges productions d’octave RIMBERT-RIVIÈRE.Le sculpteur innove dans la pratique de l’art et du feu, détournant toutes sortes d’objets sans valeur particulière, sinon utilitaire ou alimentaire. Comme Armand Jalut, peintre issu d’une même école, esprit aiguisé sur un fusil de dérision cultivée, l’auteur discrédite le « bon goût », mais sans manifeste esthétique ni culte idéologique d’un autre goût. A l’esprit do it yoursef punk, qui fait sauter les rampes pour inventer par soi-même, s’ajoute une psychologie bégayante sur l’objet glorifié d’un désir si banal. Ses socles ou piédestaux, à surface de revêtement carrelé, vacillent quelque peu sous la fonction représentative attribuée. Ils n’en élisent pas moins de drôles de vases et théières, dont la jovialité affole et excite techniques et formes émaillées.

 

Outre la réalisation de vidéos — dans l’optique d’une discipline qu’on pourrait qualifier de sociologique/ politique — fabien STEICHEN s’inspire surtout de ce qui est dit dans l’espace public, voire de la scène théâtrale contemporaine, s’engageant dans un art de la performance qui attise la curiosité. L’artiste ne s’implique pas physiquement lui-même ; ce sont des comédiens devenus performeurs commissionnés qui déjouent, davantage qu’ils ne jouent, un rôle qui vient subvertir la notion hiératique du spectacle. A l’instar du spect-acteur d’Augusto Boal, une dynamique s’opère pour rendre les spectateurs actifs. Le projet ne craint ni l’autocritique artistique ni celle des institutions, égratignant au passage nos règles de communication sociale et collective. Chaque performance est un test, déconstruit et analysé. Et si cette méthodologie parasite les normes de « la fabrique du consentement »de l’opinion publique en usage dans nos régimes dits de liberté, l’approche surprend et déroute, non sans un brin d’humour, un auditoire souvent déconfit mais toujours intrigué.

 

« Mes gestes me rappellent les rituels vaudous auxquels j’ai assisté et dans lesquels je ne comprenais pas la logique de l’enchaînement des étapes», écrit josselin VIDALENC à propos de la formulation quelque peu animiste de son activité. L’artiste construit des installations architecturales avec cloisons, mobilier, masques et accessoires corporels, toutes choses revêtues de couleurs franches et texturées de référents culturels d’origines variées. Celles-ci sont littéralement activées par sa présence vivante, l’artiste lui-même mis en scène et costumé à l’égal de ses environnements étranges. La démarche — sous son incohérence apparente et son culte Nord-Sud désinhibé — répond pourtant dans son ordonnancement à un déroulement précis, laissant peu de place à l’improvisation et beaucoup au corps en action. Le jeune homme, tel un Jean Genet amoureux de ses objets élus, délie toute gestuelle de son obligation fonctionnelle pour une autre vocation, artistique, amorale et sculpturale.

 

On dit qu’à force de balayer la poussière sous le tapis, c’est le tapis qui finit par glisser. Avec l’artiste franco-chilienne daniela ZUÑIGA-ARANCIBIA c’est le tapis lui-même qui est fait de poussière, et ses motifs cachés dans une anamnèse de phanères. D’un côté le tapis donc — vieux comme l’habit de nos plus vieux ancêtres — principe plan/ ligne/ sol de motifs étendus. De l’autre sa matière délétère — à l’humain, aux machines, et à la modernité clinique — constituée de fibres et de débris collectés et employés à cette fin. Le tapis d’agglomérat étale sa matière grise, la matière mal aimée. En 1920, Marcel Duchamp et Man Ray traçaient déjà un « Élevage de poussière »; l’œuvre ici s’élève sur une autre, plus solide, plus rigide, pour un dessin éphémère photographié. Le tapis voit ainsi son destin voyageur suspendu à l’adresse des pas du visiteur. Le mythe de l’éden terrestre, toujours inscrit dans le motif du tapis, ornement abstrait à symétrie parfaite, est un topos logé à la merci du premier courant d’air. Mais quel bonheur pour l’aigrette séminale du pissenlit vivace, disposée non loin sur une ligne, en face, qui n’attend que ce vent allant pour proliférer.

 

La norme mutante

 

« Les anciens dieux vieillissent et meurent, et d’autres ne sont pas nés », déplorait le sociologue Émile Durkheim (2).Maisle temps s’étire vers le futur, et déjà les Enfants du sabbat 15 s’installent au Creux de l’enfer, pieds calés dans les starting-blocks. Thomas More, le philosophe Michel Foucault, le plasticien engagé Thomas Hirschhorn : après les avoir bien étudiés, et pour savoir s’en distinguer, des artistes vont s’affirmer. Avec le père de la sociologie moderne, la représentation du monde n’est pas une « ombre morte » ; pour l’art non plus elle ne se résume pas à l’ombre portée d’un déjà vu/ déjà fait. La logique d’une création actuelle s’appréhende par le registre exploité — image, concept, objet, forme, pratique, méthode, posture et gestuelle du corps… —, qui repense l’être-monde dans des états donnés, état intuitif compris. Douze artistes exposent ici leur modèle anomique, matière grise analysée cette année sous le tapis de françois AUBART, critique d’art. Ces normes, mutantes devant le morne quotidien, projettent l’ombre vivifiante des concepts artistiques de demain.

 

1. Néguentropie : entropie négative, augmentation du potentiel énergétique.

2. Les formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, 1912.

Tarifs :

entrée libre

Commissaires d'exposition

Autres artistes présentés

Márcia FIGUEIREDO
Alexandre LAVET
Golnâz PÂYÂNI
David POSTH-KOHLER
Pablo RÉOL

Daniela ZUÑIGA-ARANCIBIA

Partenaires

Les partenaires de l'exposition > Clermont communauté et la ville de Lyon le CREUX DE L'ENFER reçoit les soutiens > Le Ministère de la Culture et de la Communication, la Direction Régionale des Affaires Culturelles d'Auvergne, la Ville de Thiers, le Conseil Général du Puy-de-Dôme, Clermont Communauté, le Conseil Régional d'Auvergne, le Rectorat de l'Académie de Clermont-Ferrand, le Parc Naturel Régional du Livradois-Forez.

Horaires

Tous les jours sauf le mardi de 13h à 18h

Adresse

Le Creux de l'Enfer - Centre d'art contemporain d'intérêt national 83-85, avenue Joseph Claussat 63300 Thiers France

Comment s'y rendre

Avion:Clermont Ferrand Auvergne Aéroport. Train: Gare SNCF de Thiers. Voiture: Accès par A89, sortie numéro 2 Thiers Ouest; suivre D906, direction Thiers; puis D2089 > avenue Léo Lagrange, direction «Thiers; jusqu'au rond point où est indiqué le centre d'art contemporain du CREUX DE L'ENFER, avenue Joseph Claussat; remonter la Vallée des Usines jusqu'au numéro 85. Parking le long de l'avenue, face au centre d'art contemporain (gratuit).
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022