La parabole de Cooper Hewitt

Exposition
Galerie de la Marine Nice

L’art du sacré 
                                                                 "Knockin’on Heaven’s Door"
 Rares sont les expositions d’art contemporain qui opèrent un tel voyage dans le temps. C’est l’heureuse surprise offerte par l’installation imaginée par Rémi Amiot et Jeanne Berbinau Aubry pour la Galerie de la Marine qui opère un retour sur le passé à plus d’un titre.
 Son titre justement, « La Parabole de Cooper Hewitt », renvoie à l’invention du tube fluorescent par un ingénieur américain en 1901. Ensuite son origine – au moins sur le plan théorique – est à trouver dans un texte fameux de l’auteur irlandais Brian O’Doherty, Inside the White Cube : The Ideology of the Gallery Space, d’abord publié entre 1976 et 1981, sous la forme d’articles dans la revue américaine Artforum, et devenu aujourd’hui une référence tant pour les historiens d’art que pour les artistes. Le travail critique de O’Doherty interrogeait alors l’évolution de l’espace d’exposition en lien avec l’émergence de la modernité. Selon l’auteur, des salles du Louvre qui accueillaient annuellement le Salon - haut lieu de consécration de l’art officiel -, à celles du MOMA aux murs a priori plus neutres, en passant par les galeries d’art moderne, l’œuvre d’art était en 1976 aussi sacralisée qu’en 1673, voire pi. Cette observation conduit O’Doherty à comparer le white cube à un lieu sacré, une cathédrale. Mais une cathédrale sans vitrail dans laquelle les objets d’art seraient sacralisés sans nul besoin de lumière divine.
 Entre le "néon" – objet paradigmatique de l’art actuel – et le white cube - autre emblème de l’art contemporain -, un cadre archi convenu semblait planter le décor de l’exposition des deux lauréats. Mais si l’usage du tube fluorescent s’est largement banalisé au cours des deux dernières décennies, la référence à son inventeur/invention n’est pas anodine. Sa présence dans certaines œuvres des deux artistes ne nous a pas échappé. Mais qu’il s’agisse de Dreamachine (2015) de Rémi Amiot, de Lustre (2012) ou encore de Cristallisation (2015) de Jeanne Berbinau Aubry, les artistes le convoquent (l’utilisent) à contre-emploi de son usage commun et convenu. Ainsi, faire référence à l’origine du tube fluorescent permet s’inscrire l’objet dans une perspective historique et d’adopter à l’égard de l’évolution de son usage, une position critique. Par ailleurs, si les lieux d’expositions sont devenus des lieux de culte, comme le laissait déjà entendre O’Doherty en 1976, le néon se serait-il substitué au vitrail, éclairant l’objet à éclairer ? Le néon éclairant le néon à l’image de l’arroseur arrosé.
 Cette tautologie reste à interroger. C’est l’un des enjeux de « La Parabole de Cooper Hewitt ». Pour ce faire, il convient de revenir à l’histoire du lieu. Cet espace rectangulaire éclairé zénithalement par un réseau de tubes fluorescents, rythmé par de larges piliers en pierre et son plafond d’ogives n’eût pas, dès son origine, sa fonction actuelle. Au début des années 1830, l’administration Sarde souhaite doter la ville d’une nouvelle promenade, elle fait construire une ligne de bâtiments entre la mer et la ville à l’emplacement de l’actuel Quai des États-Unis. Les toits offrent ainsi une promenade suspendue aux premiers touristes. Deux espaces sont alors aménagés en place et lieu de cette promenade : l’un d’eux sert d’abord d’entrepôt pour l’armée Sarde avant d’accueillir les répétitions de la fanfare des pompiers - l’actuelle Galerie des Ponchettes ; l’autre, réservé aux pêcheurs est dédié à la vente du poisson – les numéros gravés sur les piliers réfèrent d’ailleurs à l’emplacement des étales – puis sert d’entrepôt aux pêcheries niçoises avant de devenir un espace d’exposition, selon la volonté de la municipalité en 1967. Il faut attendre l’année 1978 pour que la Galerie de la Marine prenne son allure actuelle. Aux tissus tendus entre chaque colonne se substituèrent alors des parois fixes en béton, fermant définitivement l’espace sur lui-même. Le lieu est alors doté d’un éclairage adapté aux expositions d’art contemporain rendant ainsi l’espace fonctionnellement autonome. Ce white cube de pur style néoclassique et d’allure postmoderne, initialement traversé par la lumière et le vent est devienu une chapelle aveugle fréquentée par les amateurs d’art, les touristes, les étudiants et les badauds.
 Lorsque les deux lauréats du prix de la ville de Nice et de la Fondation Venet commencèrent à réfléchir à leur exposition la spécificité de l’architecture du lieu résonna immédiatement avec le constat de Brian O’Doherty qu’ils décidèrent de prendre à la lettre. L’entreprise était de taille : supprimer l’éclairage artificiel, faire entrer une lumière proche de celle des cieux, mettre la galerie à nu. Les recherches technologiques aspirant (à imiter, reproduire) à se rapprocher toujours plus près des phénomènes naturels, il existe aujourd’hui des éclairages offrant une lumière proche de celle émise par le soleil. La combinaison de différents types de rayons lumineux (UVA, UVB, UVC) lorsque celle-ci est suffisamment précise s’approche de la lumière du ciel azuréen. Ces prouesses techniques offraient déjà dans les années 1950 aux amateurs de soleil la possibilité de colorer leur peau d’un léger voile halé, grâce à l’invention des tubes fluorescents UVA. Des espaces dédiés au « bronzage » fleurirent le jour lorsque le hale de la peau devint dans les années 1980 un signe d’aisance économique. À l’époque, le bronzage était à la bourgeoisie, ce qu’est aujourd’hui le sac Kelly, un signe extérieur de richesse. Qui ne se souvient pas, un peu amusé, voire moqueur, du hale constant de Bernard Tapi et de Jack Lang au fil de l’année ? Ainsi, jouant des stéréotypes liés au bronzage, a fortiori dans une région, où celui-ci est presque une religion, Rémi Amiot et Jeanne Berbinau Aubry ont cherché à reproduire l’intensité lumineuse tant recherchée par les badauds de l’autre côté du Quai, sur les galets. 
 Filant la métaphore O’Dohertienne, une fois l’éclairage artificiel supprimé et la lumière du soleil créée, que pouvaient-ils faire d’autre que percer un trou et y insérer un vitrail ?
À leur décharge, si les institutions culturelles ne reculent devant presque aucune débauche de moyens pour produire des œuvres toujours plus monumentales et démonstratives, rares sont celles qui se sont risquées au cours de ces dernières décennies à réactiver un projet de Gordon Matta Clark - qui aurait nécessité d’entamer les parois du lieu et ses murs intérieurs. Faute de doter la façade de la galerie de la Marine d’une rosasse  – projet d’une trop grande littéralité d’ailleurs – Rémi Amiot et Jeanne Berbinau Aubry ont décidé de faire entrer un « vitrail », une rosasse de trois mètres de diamètre dans leur cathédrale. Aux morceaux de verre colorés enchâssés par des joints de plomb se sont substitués deux verres securit collés l’un à l’autre renfermant plusieurs kilos d’encre noire d’imprimerie.  Posée sur son socle en métal à un mètre du sol et du dispositif lumineux, la rosasse 2.0 de la Galerie de la Marine éprouvera les rayons lumineux pendant près de quatre mois. Les tubes fluorescents rassemblés sur une estrade, insolent en permanence - et par intermittence, pour les plus agressifs– la lentille de verre colorée. Au fil du temps, la matière picturale devrait évoluer, changer de nature, de couleur, d’aspect, sous l’effet de l’intensité lumineuse du dispositif électrique. À l’image de l’édition proposée dans le cadre de l’exposition, la matière prisonnière de son bocal de verre s’assèche, se rétracte, se fissure, donnant ainsi une qualité minérale à l’objet.
Le principe de l’insolation n’est pas sans rappeler les expériences picturales d’un Claude Viallat sur la côte méditerranéenne à la fin des années soixante. Et la métamorphose de la matière n’est pas sans lien avec le travail personnel des deux artistes. Cette métamorphose renvoie au long processus de réaction chimique éprouvé par les Cristallisations (2015-16) de Jeanne Berbinau Aubry.
 La transformation, qu’il s’agisse de celle d’un objet, d’un état, d’un élément naturel ou d’une matière, traverse l’œuvre des deux lauréats. Et même si la réalité s’impose à nous dans la jouissance et/ou dans l’effroi, Rémi Amiot et Jeanne Berbinau Aubry cherchent à la dompter pour mieux la tordre. Les deux lauréats auront réussi de concert à transformer, à l’occasion de leur exposition, la Galerie de la Marine en cathédrale. Les câbles électriques descendant du plafond délimitent implicitement trois espaces distincts que l’on peut, sans exagération, qualifier de nef et de collatéraux. L’éclairage rassemblé en un seul point plonge la galerie dans une pénombre tout en se diffusant au plafond. L’architecture des lieux en est magnifiée. Tout est calme, seul le léger grésillement du dispositif électrique se fait entendre à l’approche du cœur de l’œuvre. Un silence religieux appelle au recueillement, auraient-il cherché, à l’image du Nobel fraîchement nommé, à frapper aux portes du Paradis ? 
                                                                                     Elodie Antoine, historienne de l’art
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

 

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Adresse

Galerie de la Marine 77 quai des Etats-Unis 06300 Nice France
Dernière mise à jour le 2 mars 2020