Ian Simms : Inconsidérations actuelles

Exposition
Arts plastiques
Vidéochroniques Marseille

Ian Simms est né en 1961 à Johannesburg (Afrique du Sud). Après avoir obtenu un diplôme en ingénierie agronomique à l’Université du KwaZulu-Natal en 1982, il refuse de se soumettre à la conscription et décide, en 1983, de fuir son pays ainsi qu’un régime dont la faillite était alors improbable, avant de poursuivre depuis l’Angleterre une activité militante à l’encontre de l’Apartheid. Dès lors, son parcours sera marqué du sceau de l’exil, au carrefour de quatre nationalités, citoyennetés, identités, histoires ou territoires (sud-africain, britannique, nord-irlandais et français). L’artiste a récemment participé à des expositions et programmations collectives parmi lesquelles L’Institut des archives sauvages 1, Les Formes de l’engagement 2 et Une Mouche dans la tête (Art contemporain et poétiques naturalistes) 3 en 2012, Montrer sa nuit en plein jour 4, Résister, résistance, résistant-e 5 et Un pas de côté / A Step Aside 6 en 2011. Il vit et travaille à La Seyne-sur-Mer – lieu d’un sincère ré-enracinement – et Toulon, où il enseigne à l’École Supérieure d’Art depuis 2006. Doctorant en arts des images et art contemporain à l’Université de Paris 8, sous la direction de Jean-Philippe Antoine 7, ses recherches à ce titre portent sur « les stratégies d’activation des images d’archive dans l’art contemporain », à partir des travaux de Fernand Deligny, Harun Farocki et Artavazd Pelechian.

    Ainsi qu’on peut déjà s’en douter, la biographie complexe de Ian Simms est constitutive d’une oeuvre également complexe. Sans medium de prédilection, alternant ou mêlant la photographie, la vidéo, l’édition et l’installation parmi d’autres, elle interroge une forme d’engagement croisant notamment les domaines artistique, socio-politique et sociétal. La mise en lumière des absences qui qualifient l’identité particulière de l’exilé lui permettent de mailler indéfiniment petits et grands récits,autant nourris d’autobiographie que d’Histoire, articulée à une activité méthodique de collecte, d’inventaire et d’archive. Elle convoque ainsi un champ de tensions dialectiques qui opposent ou unissent l’ancrage et le déracinement, la proximité et l’éloignement, le subjectif et l’objectif, l’oubli et la mémoire, l’avant et l’après, l’opacité et la transparence, la perte et le gain, l’intime et le public, le réel et la fiction, l’étranger et le familier, etc. Ici l’affect ne s’oppose jamais vraiment à l’intellect – c’est là un tour de force –, et le recours à la sphère personnelle n’exclut pas une perspective foncièrement « anthropologique », rationaliste dans une certaine mesure, cohérente à coup sûr, qui contrarie ouvertement une approche dévoyée du romantisme bâtie sur des notions telles que l’originalité, le sentiment, l’expression, le génie, la passion ou la mélancolie.

    Le titre de cette première exposition individuelle d’envergure, Inconsidérations actuelles, malmène par un renversement lexical l’appelation générique d’une série d’ouvrages philosophiques et polémiques publiés par Friedrich Nietzsche entre 1873 et 1876. Alors que le titre allemand signifierait littéralement « Considérations à contretemps », cet ensemble est dénommé Considérations inactuelles (parfois Considérations intempestives) sous l’effet de la traduction française. L’auteur y abordait donc, avec un sens aigu de la contradiction et de l’ironie, des sujets précisément « actuels », qu’il s’efforçait cependant de traiter à contre-courant. Selon une démarche tout aussi intempestive, Ian Simms décortique à son tour des manifestations qui lui sont contemporaines (désindustrialisation, luttes sociales, non-lieux, communautés fermées, phénomènes de repli, préoccupations sécuritaires et identitaires, exil) en insistant sur leurs circonstances sous-jacentes, dont il rend compte sans ostentation, et les rapports de collusion, de domination, de hiérarchie et de pouvoir qui les sous-tendent. Il en donne ainsi une lecture bien peu manichéenne, morale ou exotique, une vision infiniment plus embarrassante que l’apparence de ces situations, par leur médiatisation notamment, ne le laisse d’abord supposer. L’interversion du préfixe, cette fois incorporé au mot
« considération », dessine aussi la tentative d’interroger la production du savoir, de la pensée ou du sens non plus seulement selon des modalités linéaires et causales mais plutôt sous l’angle de l’association, qu’elle ait pour effet l’écho ou le hiatus.
L’intérêt de l’artiste pour les travaux d’Aby Warburg 8, père de l’iconologie, constitue le témoignage évident de ce cheminement.
    Parmi les divers corpus donnés à voir, la vidéo Si jamais je rentrais… j’habiterais un centre commercial occupe une place singulière, tout autant initiatique que manifeste. Mêlant une forme conjointe de lyrisme et de tristesse, sur la base d’un échantillon sonore emprunté à Randy Newman puis mis en boucle, d’images tournées à l’occasion d’un premier « retour » dans la nouvelle Afrique du Sud, d’un texte rédigé au moment de quitter l’ancienne et que l’artiste récite, elle annonce en effet les principes de collision (de temporalités et d’espaces par exemple) caractéristiques du travail, ici formalisés de manière significative par l’usage du « split screen ».
    Sa dimension élégiaque n’est éventuellement – et discrètement – réamorcée que dans une projection paradoxalement muette (Flowers) qui conclut l’exposition au plan chronologique. À la manière malicieuse d’un Rauschenberg9, cette dernière pièce élaborée à partir d’un fonds familial et personnel avait initialement pour vocation d’adoucir, dans ce contexte spécifique, un espace dédié à l’archive, réputée aride. Elle entre ainsi en résonnance avec un groupe de trois oeuvres en formes de papier peint, de diaporama et d’assemblage photographique (Papier peint, Tracts, Composite #1), toutes appuyées sur un fonds dédié à une aventure collective et publique cette fois, l’histoire des chantiers navals de la Seyne-sur-Mer, leur faillite et leur disparition. À travers elles, Ian Simms interroge la matérialité du signe et son potentiel discursif, explore les capacités narratives de l’archive, examine ses effets de réel et d’authenticité mais, surtout, envisage un double statut du matériel mobilisé, restitué simultanément en tant que document et proposition artistique. Cet ensemble a probablement constitué le socle inaugural de  plusieurs ensembles ultérieurs, interrogeant également les moyens de collecte, de restitution et de consultation, les méthodes de classement, les catégories, les fonctions et les usages des éléments « mis en oeuvre ».


    Les Espaces autres (série irlandaise) s’inscrit parmi ces propositions artistiques émancipées – tout en étant informées – des contraintes et des normes scientifiques relatives à ces questions de classification et de diffusion du document. Elle consiste ainsi en une réunion de vitrines associant systématiquement, chacune, des ressources de nature et de provenance disparates, relevant néanmoins de quatre régimes de représentation ou de présentation spécifiques (photographie amateur, herbier, tract, texte). Outre la référence explicite à l’histoire conflictuelle de l’Irlande, les relations de voisinage qui s’opèrent par le fait de la décontextualisation et de la juxtaposition révèlent la puissance singulière des écarts, des marges et des intervalles, en tant qu’ils sont aussi constitutifs de récits et de sens. L’artiste nous renvoie à travers cette oeuvre au concept d’hétérotopie défini par Michel Foucault10 comme une localisation physique de l’utopie, un espace concret qui héberge l’imaginaire.
    Le dispositif de monstration muséal est à nouveau déployé – de façon presque parodique – dans Seuils, une pièce consacrée à l’Afrique du Sud et la dette de l’Apartheid complétée par deux réalisations plus anciennes (Entre reconnaissance et ignorance et Walking the Farm). De même qu’il accorde une attention particulière au parergon (à ce qui ancre le travail et qui lui donne lieu : cadre, socle, vitrine, légende, etc.), au point qu’il se confonde parfois avec l’ergon (l’oeuvre proprement dite), Ian Simms s’intéresse ici au paratexte, à la rupture et aux seuils des récits qui entourent la présentation de chacun d’entre eux « d’un appareil qui le complète et le protège, et qui imposent un mode d’emploi et une interprétation ».11 Organisé en sous-ensembles thématisés (dont une partie réalisée avec la collaboration de Raphaël Botiveau 12), Seuils est une proposition mêlant documentation vidéo, photographies, écrits, travail d’enquête, de collecte et d’installation. C’est une réunion d’éléments aux statuts divers où chaque objet, choisi pour son ambiguité, témoigne des structures de pouvoir inhérentes à son existence ou à ses conditions de production.
    Inconsidérations actuelles réunit ainsi des travaux réalisés entre 2007 et 2013, distincts et connexes à bien des égards. Chacun incarne l’idée d’hétéronomie chère au Dan Graham de la période Rock My Religion13, d’un art non plus coupé de l’histoire et du réél social et politique, et porte en conséquence la critique des valeurs modernistes construites sur les principes d’autonomie, d’autosuffisance et de réflexivité. Par la même occasion, elles remettent en question – ou élargissent – la notion d’auteur, dont le rôle désormais se confond tour à tour avec celui de producteur, d’activateur, de traducteur, de collaborateur, de révélateur, de catalyseur, etc.

Edouard Monnet


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Notes

1. Villa Arson, Nice, 2012, commissaires : Jean-Michel Baconnier, Christophe Kihm, Eric Mangion, Florence Ostende et Marie Sacconi.
2. LAAC, Musée de Dunkerque, 2012, échange avec Mabel Tapia dans le cadre du séminaire « Les années 68 et la question de l’art engagé ».
3. Domaine de la Garenne-Lemot, Clisson, 2012.
4. Musée Jean Cocteau, Menton, 2011, avec Brice Dellsperger, Eric Duyckaerts, Jean Pierre Khazem et Virginie Le Touze, dans le cadre de la manifestation « L’Art contemporain et la Côte d’Azur ».
5. Université de Paris-Est Créteil et MAC/VAL, commissaires : Mathilde Roman, François Taillade et Jean-Marie Baldner, dans le cadre de la deuxième édition de Vidéo’Val.
6. Angle Art Contemporain, 2011, dans le cadre du programme « Résonnance » de la Biennale de Lyon, commissaires : Elodie Dufour et Marianna Hovhannisyan.
7. Philosophe, professeur d’esthétique, critique d’art et plasticien.
8. Historien de l’art né en 1866, mort en 1929.
9. Voir le documentaire de Barbro Scultz Lundestam consacré à l’oeuvre réalisée en 1966 par Robert Rauschenberg (Open Score) dans le cadre de la manifestation 9 Evenings: Theatre and Engineering.
10. « Des espaces autres », conférence de Michel Foucault au Cercle d’études architecturales, le 14 mars 1967.
11. Gérard Genette, Seuils, Paris : Seuil, 1987.
12. Raphaël Botiveau est doctorant en Science Politique à l’Université de Paris 1.
13. Rock My Religion est un intitulé générique correspondant à plusieurs travaux de Dan Graham (vidéo, conférence et publication) réalisés au début des années quatre-vingt.

Tarifs :

Entrée Libre

Commissaires d'exposition

Horaires

du mardi au samedi de 14 à 18 heures

Adresse

Vidéochroniques 1 place de Lorette 13002 Marseille France

Comment s'y rendre

Tram : arrêt Sadi Carnot (T2, T3)
Métro : stations Colbert (M1) ou Jules Guesde (M2)
Dernière mise à jour le 3 février 2022