Gérald Thupinier
VIVRE PEINDRE
les mots s'envisagent chez Gérald Thupinier
Sconvolto... Je ne saurais dire autrement. Sono sconvolto. Pardonnez-moi : je ne trouve rien d'autre pour dire aussi bien l'impression que l'œuvre de Gérald Thupinier produit en moi. Sconvolto. Le français bouleversé le dit aussi. Mais pas aussi bien. Trop convenu. Trop cliché... Tant pis. Je le dis : œuvre bouleversante.
Ne vous imaginez cependant pas que cette œuvre remue en moi des émotions à vous tirer des larmes. Non. S'il y a émotion, c'est de l'ordre du mouvement, ça tient de tous ces mécanismes profonds qui nous remuent et nous mettent dans un désordre de tragique jubilation. Non. Émotion ne suffit pas. Le bouleversement est tout aussi intellectuel qu'émotif : une œuvre de Gérald Thupinier me met la boule à l'envers. Celle du crâne tout autant que celle de l'estomac... Il y a là dedans de la pensée qui vous accroche et vous tire.
Émotif, sensible et intellectuel, le bouleversement est aussi –et peut-être d'abord- physique. Je regarde une pièce de Gérald Thupinier et parce qu'elle me tire et m'attire, elle devient soudain mon centre, mon lieu de gravité. J'ai déjà dit cette grave expérience à propos de Thupinier, évoquant alors Rothko et Charvolen... Je pourrais en citer quelques autres : un tableau vous prend dans son orbite et vos pieds ne touchent plus le sol sur lequel vous marchez ; c'est cette chose qui est là, aux cimaises, qui devient votre sol nouveau et, comme vous le faites dans vos rêves quand vos pieds ont oublié le sol, vous flottez.
Cette expérience de la flottaison laisse sur la langue un petit goût d'ironie face à la série que Thupinier expose à la galerie Depardieu. Ironie parce que, d'un tableau à l'autre, revient un mot empâté, déchiré, massacré parfois, désossé... Le mot pesanteur.
Justement ? Sans pesanteur, pas d'attraction, n'est-ce pas ? Pas de gravité.
Voilà encore du bouleversant. Thupinier fait partie de ces peintres qui ont à voir avec les mots... Ou qui savent qu'ils ont à voir avec les mots et qui interrogent ce savoir là. Thupinier interrogeaient déjà les mots dans ses toute premières pièces. Puis les mots se sont effacés... « pour mettre l'humain au centre du tableau » disait en substance Thupinier et il s'est engagé, notamment, dans ces séries de faces, portraits sans reconnaissance pour figurer l'humain. Et voici que les mots reviennent en force, prennent la place du sujet des séries précédentes, la place de la face. Bouleversant: dans la série actuelle, les mots vous font face, c'est eux qu'il faut envisager.
Le mot pesanteur, mais aussi mot. MOT, comme l'abstrait de tout mot, comme les faces n'était pas des portraits identifiables mais le visage troublé, troublant, bouleversé d'une humanité se faisant et se défaisant- et ce sont des mots. Traverse ma mémoire, tandis que je regarde la dernière série de Thupinier- les visages et les mots des œuvres de Gérard Duchêne. Comme une fraternité entre eux.
Des mots dans la peinture de Thupinier, rares et lourds. À pesanteur et mot ajoutez saxifrage... du nom de cette gentille petite fleur aux pétales délicats, aux tendres couleurs variées, une bouffeuse de pierres, pourtant, dont le nom populaire est le désespoir du peintre... Terrible ironie. Et le mot grignote la peinture qui le ronge à son tour.
Dans les tableaux de Thupinier, le mot tourne autour d'un centre dont on se demande s'il explose ou implose, s'il est écrasé par la gravité, ou s'il en échappe. C'est qu'il y a là toute une vie, tout un grouillement aux tonalités de terre pauvre, de roche rongée, une fusion qui produit ses cratères, ses mouvements telluriques, ses montagnes, ses plaines, ses déserts, ses vallées, ses liquidités et leurs diffusions et épanchements, ses poussées végétales entre lichen, moisissures et traces d'insectes... Ces troublants portraits de mots sont autant de cartographies des territoires établis par le peintre...
Bouleversant. C'est bien le monde qui figure là, et une pensée en action du monde, et une émotion du monde faite chose, et la distance qu'il faut prendre avec le monde pour y vivre. Malgré tout. Donc peindre.
Raphaël Monticelli