GÉOGRAPHIES D’UNE HISTOIRE -

fragments tirés d'un grand sommeil noir
Exposition
Film, vidéo
La compagnie, lieu de création Marseille

Cette installation documentaire constitue avant-tout un grand poème sombre et brillant.
Quatre personnes qui avaient vingt ans en 1962 se livrent à l’exigence d’une parole sur la parole, au-delà de la spontanéité, pour raconter leur histoire pendant la guerre d’indépendance algérienne. Leurs récits (qui témoignent d’antagonismes politiques) se rencontrent seulement là, sur l’écran d’une mémoire stratifiée et dans un présent fragmentaire. L’angle mort de l’histoire ne pourrait être touché en son creux que par un chatoiement esthétique vertigineux, au bord du néant.

Sur une proposition de La compagnie Claire Angelini a été en résidence dans le quartier de la Berthe à la Seyne-sur-Mer en plusieurs séjours de décembre 2013 à octobre 2014.

Ce projet a été soutenu par la bourse Identité Parcours Mémoire.
Production : La compagnie, lieu de création
Coproduction : Film flamme/Polygone étoilé. 
En partenariat avec le RHMIT

LE PROJET

Latifa, Algérienne de souche, Aline et Louis d’origine pieds-noir, et Annie, une Française engagée très tôt en faveur de la cause algérienne, avaient 20 ans en 1962. Ils vivent tous aujourd’hui dans la même ville portuaire, à la Seyne-sur-Mer. Ils ont une expérience commune de vie en Algérie, dans la période cruciale de la fin des années cinquante à l’Indépendance. Paradoxalement, ils n’ont jamais échangé entre eux sur cette histoire, laissée enfouie. 
Au fil de l’année 2013, chacun, seul avec la réalisatrice, s’est livré à un lent et délicat exercice d’anamnèse de cette période, sous l’égide d’un dispositif singulier : après avoir enclenché leur récit à partir d’une écoute de fragments d’un film sur l’Algérie réalisé précédemment par l’artiste, leur récit a été retranscrit pour leur être soumis à la séance suivante, et être à nouveau enregistré avec ce que cela comporte de validation, de dénégation, et d’ouverture à d’autres récits. Au fur et à mesure des rencontres, ce jeu de miroir entre l’écrit et l’oral a stratifié au passage chaque souvenir, et permit à ces personnes de suivre au plus près leur parole, avec ses tours, ses retours et ses détours, dans un parcours à la fois maitrisé et décentré par la confrontation à sa propre énonciation.
Des images ont surgi au cours de ce travail d’élaboration et de réflexion. Elles sont ici les traces de la difficulté du travail sur soi, autant que les visions lacunaires de leurs souvenirs : un album de guerre, des photographies de famille, quelques magazines de l’époque, un manuel d’histoire et de géographie d’école primaire. Au terme du processus et cinquante ans plus tard, ces lambeaux tirés d’un grand sommeil noir, ressemblent à des tessons éparpillés. Une constellation fragile qui restitue sur un mode fragmentaire la géographie mentale, singulière ou convenue, propre à chacun d’eux. Le projet ne prétend pas en recoller les morceaux mais offre ces improbables facettes d’une histoire commune, parlée au quotidien par ceux qui l’éprouvèrent.
La mémoire est un mouvement du présent, elle se tisse aux jointures d’une amitié qui lie ces quatre personnes par-delà les antagonismes de l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne. Leurs histoires, qui ne s’étaient pas rencontrées dans la vie, et qui restent un non-dit entre eux, se rencontrent ainsi sur l’écran, loin des commodes simplifications qui rassurent. Leurs contradictions innervent notre histoire.

L’installation vidéo présentée à la compagnie nous met devant une unique membrane psychique comme un seul grand écran où surgissent les images à partir de quatre projecteurs.

NOTES DE L’ARTISTE

Le projet s’inscrit à la suite de deux précédents films, Le retour au pays de l’enfance, (2009) et La guerre est proche (2011) qui ont conduit l’artiste à cheminer sur les failles et blessures de la mémoire/histoire franco-algérienne : dans le premier, en suivant pas à pas les trajets mémoriaux et les réflexions politiques d’une femme au destin singulier, Narriman, dont les pensées et convictions s’enracinent dans l’histoire d’un village des Aurès martyrisé par l’armée française au moment de la guerre d’Algérie. Dans le second, en restituant le témoignage d’une "fille de harki" enfermée au camp de Rivesaltes avec ses parents entre 1962 et 1965.

Avec Géographies d’une histoire – fragments tirés d’un grand sommeil noir, il a semblé nécessaire de rester cette fois encore de ce côté-ci de la Méditerranée, pour remettre en mouvement le chantier de l’histoire. Le projet est issu d’une rencontre au sein d’une association de la Seyne-sur-Mer. Il s’est développé à l’occasion d’une résidence à La Compagnie, Marseille.

Latifa, Algérienne de souche, Aline et Louis d’origine pieds-noir, et Annie, une Française engagée très tôt en faveur de la cause algérienne, sont issus de ce qu’on appelle les "classes populaires". Ils avaient enfoui leur histoire au plus profond de leur mémoire. En les rencontrant, l’artiste a été immédiatement captivée par les positions diverses tenues par chacun sur l’échiquier de l’histoire franco-algérienne. Paradoxalement, ils n’avaient jamais souhaité échanger sur leur commune expérience de vie en Algérie dans la période cruciale de la fin des années cinquante aux premiers moments de l’Indépendance.

L’enjeu du projet a été ici un patient travail d’accouchement de la parole : faire advenir un récit chez ces quatre protagonistes, être la chambre d’écho rendant possible leur introspection.
Pour l’artiste, la décision a été d’entamer cet échange sans passer par la situation classique du jeu des questions/réponses qui suppose une position d’interviewer fondée sur l’idée d’une maîtrise voire d’un pouvoir. Réfléchissant aux notions de vérité et de témoignage, elle propose ici un autre protocole, comme matrice conceptuelle et sensible de ce projet : préférant la position de passeuse de récits, elle a choisi dans ses archives sonores des rushes de son travail autour de l’Algérie ainsi que d’autres documents sonores qui lui ont semblé pertinents pour les faire entendre aux quatre protagonistes. C’est à partir de cette écoute que chacun s’est alors déterminée, développant un point de vue en réaction aux propos entendus, anecdotes et associations d’idées surgissant au hasard, telles des images latentes dans un bain photographique. 
Ces premiers fragments ont été retranscrits puis offerts en lecture aux protagonistes. Ce jeu d’aller et retour crucial a permis à Aline, Louis, Latifa et Annie de garder une maîtrise sur leur parole et en même temps de se confronter à leur propre mémoire, c’est-à-dire de conserver ou au contraire d’infirmer et de nuancer ce qui avait surgi spontanément au cours de l’échange précédent. Se capte ainsi une mémoire à la fois stratifiée dans sa réitération inlassable, et singulièrement fissurée par ses propres interstices, ceux-ci dûs aux lectures et relectures successives. 
Ces lambeaux forment le terreau du projet, conduisant alors à dégager des thèmes réunissant ou séparant mes interlocuteurs sur les lignes de faille de l’histoire elle-même.

Les images, elles, documentent d’abord la situation de l’échange. Elles en inscrivent visuellement le protocole. Portraits d’une situation, elles relatent par des vues photographiques en noir et blanc re-filmées au banc-titre, l’intrusion encombrante des appareils d’enregistrement dans l’espace intime de ces personnes, mais aussi le labeur de la mémoire, la difficulté de la prise de parole, la suspension temporelle de ces moments où tour à tour Aline, Latifa, Louis ou encore Annie, ont peiné à trouver le mot juste, ont hésité, ont éprouvé l’irrémédiable fragilité de leur mémoire.

Le souvenir étant pourtant aussi un mouvement du présent ré-actualisant le passé, le cadre de vie des personnes, intérieur et extérieur, a pris ici toute sa place. Les appartements, lieux de vie et du travail, accompli au sein du projet, participent de cet espace de mémoire comme décor de soi ou autoportrait aléatoire.
Le cadre, ce sont aussi ces paysages caractéristiques de la Seyne, vus depuis les fenêtres de chacun de ces quatre protagonistes qui découpent déjà un champ proprement cinématographique dans le réel. Ces fenêtres ouvrent un espace travaillé à la fois par la profondeur de champ et cependant limité par l’exercice même concernant à filmer depuis ce point de vue d’emblée découpé. Elles racontent sur un autre mode l’intimité de chaque personnage et posent la question du hors-champ.

Un lieu s’est absenté à l’image, pour mieux s’inscrire dans le récit entendu : on entend parler de l’Algérie, on voit la Seyne-sur-Mer. Des paysages, des situations à la fois proches et irréductiblement différentes. Dans cette substitution d’une image par une autre se joue l’absorption inconsciente des personnes dans une mémoire sensible hantée par un Ailleurs.

Ce fantôme traverse aussi leurs archives : celles-ci ont été photographiées à l’artiste au cours des entretiens, pour étayer ou préciser un récit. Dans l’installation, elles réapparaissent sous forme de détails filmés au banc-titre tels les éclats fragiles d’une mémoire démembrée.

Parallèlement, les protagonistes ayant aussi évoqué d’autres sources visuelles marquantes pour eux, l’artiste a mené une enquête visuelle qui l’a conduite à se confronter à l’iconographie de Paris-Match et de certains manuels de géographie qu’ils ont eu entre les mains au collège et au lycée. Ces sources – représentatives de l’idéologie coloniale – viennent cogner le récit des protagonistes, en un redoublement discursif parfois troublant dans le montage.

Trois des personnes ayant refusé d’être filmés frontalement, cet "empêchement" est devenu pour le projet une caractéristique de son langage visuel. Cela supposait l’invention d’un corps dans son absence même.
Une absence qui fait mieux ressortir la présence d’Annie, seule à avoir accepté de s’offrir toute entière au regard de la caméra de par sa position singulière. Avant de commencer à parler, elle a écouté longuement. On entend ainsi certains récits à travers elle, tandis que sur son visage attentif, les émotions passent tout comme la dimension du jugement.

Cette recherche au cours de laquelle les protagonistes du projet creusent dans les couches enfouies de leur mémoire se veut essentiellement archéologique. Avancer à tâtons sur un champ de fouilles est la situation de l’artiste confrontée d’abord au tri puis au réagencement intelligible des fragments retrouvés. Ces fragments retrouvés à l’état de restes ne constituent de toute façon qu’une toute petite partie de l’histoire dont il est question.
Le spectateur ne saurait ici se faire une idée précise de l’époque dont on parle, car les souvenirs, outre qu’ils sont forcément aléatoires, ne dressent aucun portrait réellement exhaustif des évènements historiques. 
Cependant, l’usage d’une certaine chronologie permet de réintroduire une cohérence au long d’une ligne essentiellement brisée, trouée de blancs comme les parts manquantes d’un puzzle. 
L’importance de ces fragments tenant à leur incomplétude même, ce qui compte ici devient surtout le choc sensible que provoque la mise en relation de points de vue radicalement opposés, et, au sein des contradictions ainsi mises en relief par le montage, au surgissement inattendu de tel ou tel emboîtement.

Si le travail s’est noué en accordant d’emblée une prééminence au témoignage, le montage, s’appuyant sur cette particularité, s’appuie sur une dissociation entre image et son. 
En réalité, ce "décollement" est censé réfléchir la notion de hors-champ. Le hors-champ ce n’est pas seulement ce qui est à l’extérieur du cadre visuel mais la façon dont le son joue avec l’image, le vu avec l’entendu. Ce jeu de tensions, tiraillements, décalages, est un autre type de contrat narratif passé avec le spectateur.

Cette recomposition de récits s’offre ici de facto comme un espace de géographie psychique visant à une écriture singulière de l’histoire. Il s’agit d’esquisser un paysage propre, loin du discours convenu des mémoires et des mémoriaux officiels.

L’effet Rashomon de Géographies d’une histoire - fragments tirés d’un grand sommeil noir
Paul-Emmanuel Odin

Le travail que Claire Angelini a enclenché avec quatre personnes qui avaient 20 ans au moment de l’indépendance de l’Algérie (et qui sont un couple de pieds-noirs, une française, une "indigène") mobilise à propos de la mémoire de cette guerre une disjonction de point de vue. On pourrait se dire : les quatre récits de ce moment de l’histoire sont si différents qu’il faut se résoudre à une multiplicité de perspectives subjectives qui rend impossible d’établir une vérité unique que chacun des points de vue représente de façon imparfaite. 
Pourtant, en s’inspirant de l’analyse du Rashomon d’Akira Kurosawa par Slavoj Žižek, il faut reconnaître que ces quatre récits ne se situent pas au même niveau, et que dans la perspective de la lutte contre les rapports de domination dont l’histoire coloniale fut le moteur, seule la position de Latifa, dont le père était militant du FLN, détient le point de vue de subversion du rapport colonial. Dans la structure immanente qui relie les quatre versions, le point traumatique central est celui du conflit entre une volonté d’indépendance libératrice et un état qui ne veut pas partir d’un territoire qu’il a colonisé ; et les trois autres récits ne font que se positionner avec des défenses par rapport à ce point traumatique, en subissant un rapport d’aliénation dont ils n’ont pas pu se défaire.
Mais il y a aussi le point de vue particulier d’Annie, qui est la seule à avoir accepté à la fois d’être filmée, et d’écouter d’autres témoignages. Elle n’est plus alors seulement une parole de mémoire, mais aussi le point de vue d’une réceptivité, d’une écoute - c’est-à-dire l’endroit plus mystérieux de la profondeur pré-subjective auquel les fragments de l’histoire ne se raccordent jamais vraiment.
Une fois dit cela, les choses se complexifient encore, car une exigence de réflexivité a été au cœur du processus de travail de Claire Angelini avec ces quatre personnes : chaque entretien a été retranscrit sur papier pour être relu à la séance suivante, et ce passage du dit à l’écrit n’était pas une façon de figer le dit, mais bien de le requestionner au cours du temps, pour qu’il soit ou validé, ou rectifié, ou remis en cause, pour faire jouer ce doute sur la parole et la mémoire, se nuancer de tout ce qui fait la complexité du réel et de tout ce qui tend à le voiler et le revoiler sans cesse. Ces reprises, qu’étaient-elles, sinon une insistance sur la parole elle-même pour la mettre en tension, ou plus précisément en dépôt dans l’enregistrement, avec ce jeu de stratification qui laisse dans la texture du dire s’ouvrir des interstices.
L’exigence de délicatesse a été alors la plus nécessaire pour que ce travail interstitiel se fasse. Ici, il faut encore parler de la forme de tout cet immense travail de mémoire, qui se distingue de beaucoup d’autres projets en image-mouvement sur cette histoire. C’est comme si le processus de stratification de la mémoire saisie dans son élaboration pas à pas ne pouvait avoir lieu que parce que la forme et le fond seront indissociables, et que les images elles-mêmes ne devaient plus cacher leur cadre de production (l’intrusion des appareils techniques dans les appartements) ; les images sont donc des images d’images à leur tour. La mise en relation des images intérieures avec les vues extérieures de la ville de la Seyne sur Mer vues depuis les fenêtres de ces personnes situe donc cette histoire et ses mémoires dans ce paysage familier d’aujourd’hui. 
Le travail interstitiel n’a pas seulement été l’occasion d’enclencher du jeu, du doute, des écarts subreptices, c’est le mouvement par lequel surgit en fait la complexité des nœuds symboliques les plus redoutables autour de cette histoire, où les rapports de domination ne peuvent pas ne pas être connectés à des rapports de classe sociale (Claire Angelini rappelle dans un texte de travail que ces quatres personnes sont issues de milieu populaire), dont tous ces témoignages laissent apparaître les rouages les plus implacables.
L’utilisation du noir et blanc, de pellicule 16mm pour certains moments, le travail d’opacification des plans par des jeux d’ombres effectués sur les documents vus en situation, sont autant d’éléments qui font que les signes restent en permanence au bord de l’abîme. Dramatisation ou lyrisme brechtien ? On y pense fortement bien-sûr. La profonde dimension sensible des images était à ce titre nécessaire pour constituer cet endroit de retentissement de l’implication subjective des témoins, et pour que les images se détachent à leur tour elles-mêmes des paroles, celles-ci restant en "off" de bout en bout. Cette dissociation est ce qui engage la pensée spectatorielle à faire elle-même son propre travail, et à s’approprier cette histoire lointaine jusque dans ses conséquences présentes. 
Le paysage de la Seyne sur Mer vu depuis les fenêtres de ces appartements se laisse interpréter comme des découpes, des fragments de cadres, qui prennent leur sens par l’Ouvert qui happe d’autres paysages en hors-champs, ceux de l’histoire, de l’Algérie. Et si l’inconnu, et non seulement le passé, rayonne d’un éclat sombre (la masse noire en haut d’un palmier déplumé, n’est-elle pas la chose freudienne elle-même, excroissance monstrueuse, supplément bizarre du signifiant ?), cette expérience qui entrelace subtilement l’art, la vie et l’histoire, est bien la réinvention du présent à partir d’une interrogation sur le passé.

Tarifs :

entrée libre

Commissaires d'exposition

Artistes

Horaires

exposition du mercredi 15 janvier 2015 au samedi 14 février 2015 vernissage jeudi 15 janvier à 18h ouverture du mercredi au samedi de 15h à 19h - entrée libre - visites de groupe sur rendez vous

Adresse

La compagnie, lieu de création 19 rue Francis de Pressensé 13001 Marseille France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022