GALERISTES À L'ŒUVRE

Esprits libres

Par Mériam Korichi

En 1881, Paul Durand-Ruel vint voir Camille Pissaro et lui acheta une grande partie de ses toiles et aquarelles, et lui proposa de prendre tout ce qu’il ferait par la suite. Pissaro pensa « c’est la tranquillité pour quelque temps, et le moyen de faire des œuvres importantes ». De fait ! Un marchand providentiel, d’un nouveau genre, avait dès lors surgi : le galeriste déterminé à garantir le moyen pour l’artiste de se consacrer à son art, d’y travailler exclusivement, de manière acharnée, suivant sa pente, son génie, son intuition. On sent, du côté de l’artiste, ce que cela signifie. Mais, du côté du galeriste, qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui le fait courir ?

Monet déclara que sans Durand tous les impressionnistes seraient morts de faim, lui le tout premier.

Sûr. C’est la gloire de ce marchand d’avoir bravé tout le monde de l’art de l’époque, cercles autorisés et cooptés, presse, critiques, prescripteurs officiels du goût, artistes ministériels avec leur art pompier. Un marchand s’est battu pour ces nouveaux artistes déviants, à leurs côtés, de leur vivant. Ce marchand qu’on traitait de fou, et qui se lança tout seul dans l’aventure, à titre exclusivement individuel. Ce type de galeriste est le genre aventurier. Corsaire et pilier du monde de l’art. Capable d’imprimer un tour nouveau à l’histoire de l’art. À la pointe du contemporain. Voyageur baudelairien. Il appareille pour quitter ce pays clos, inventorié, qui nous ennuie. Il sait reconnaître par-delà les paysages familiers et fermés, le rayonnement du foyer artiste qui brûle le cerveau. Il peut plonger. Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau. Il s’engage tout entier. Voyant et pas regardeur. Parieur et flambeur, pas calculateur. Il s’entête, s’acharne, risque la paille, jeu sur le fil du rasoir, fil-de-fériste, équilibriste, enfiévré, vorace. Fonceur. Pour ce genre de marchands, more is more. Evidence de l’exigence et de l’action d’envergure, de la vision ambitieuse. Tout le contraire de l’esprit de parcimonie et de prudence. Ces visionnaires défendent le privilège de la décision, de l’engagement selon des choix uniques, personnels. Ils défendent leurs choix. Eva Hober décide aujourd’hui de réunir cinq autres galeristes aux parcours irréductiblement singuliers. Cinq logiques d’engagements, d’enfièvrements, de volontés forcenées, d’exigences aiguës, de décisions tranchées, de choix très clairs. Quand Renoir envoya ses hommages à Durand, définissant sa « vraie qualité » comme étant son amour de l’art et la défense des artistes avant leur mort, il ajouta : « Vous êtes le seul qui avez pensé à cette chose naturelle ». Pour ces galeristes, c’est chose naturelle, logique, qui s’impose, impérieuse, et pèse, et oriente leurs choix, que de s’engager au long cours, coûte que coûte, auprès de certains artistes, et de s’embarquer avec eux dans cette vie faite de secouements, d’emballements, d’affolements et d’éblouissements.Emmanuel Perrotin dit bien qu'il a les deux doigts dans la prise, courant continu. Georges-Philippe & Nathalie Vallois sont inlassablement à l’affût de propositions exigeantes rendant toujours inédite l’approche du Nouveau Réalisme. Christian Berst a une passion si dévorante pour l'art brut que son activité se range sous la catégorie de la nécessité, il lui fallait un lieu, pour soulager son entourage, pour montrer ce qui ne se trouve nulle part ailleurs rassemblé. Nathalie Obadia est née dans l'art, vit dans l'art des pieds à la tête, sans relâche. Fabienne Leclerc a ouvert, fermé, ouvert, vent dans le dos au contact des artistes qui la font avancer. S’il y a gloire ou fortune, c’est tant mieux, mais ce n’est pas le premier moteur. Le moteur, ce serait plutôt le privilège de goûter et jouir de la liberté murie du goût et de l’esprit, qui donne accès à des états intérieurs de grande sûreté paradoxale, dans les grands moments de risque. Tous ici exposés ont ce privilège de vivre par aventure en esprits farouchement libres et déterminés.