Forger une culture graphique

Par Michel Wlassikoff

La France a vu naître et s'épanouir un exceptionnel « art de l'affiche », de Cassandre à Cieslewicz, de Carlu à Grapus, dont la création contemporaine est largement redevable. Cependant, le graphisme, en tant que discipline et langage visuels, s'est constituée en une pratique plus vaste, qui inclut de nos jours l'art de l'affiche. Celui-ci a bénéficié, dès l'origine, d'une large reconnaissance, en France, il n'en va pas de même du graphisme qui reste mal apprécié, par les institutions culturelles notamment, et méconnu du grand public.
Au plan mondial, les avancées du graphisme contemporain font l'objet d'une prise en compte croissante de la part des professionnels de l’image et de la communication et des praticiens de l’ensemble des arts visuels. Dans les pays anglo-saxons, en particulier, la diffusion du graphisme touche un large public, et la presse et l'édition lui accordent un intérêt soutenu.
La pratique du graphisme a été universellement favorisée – et a également été remise en cause – par les progrès et les bouleversements liés à l'apparition du numérique. L'avènement d'un monde de l'image a installé la communication visuelle comme un élément du cadre de vie, ainsi que comme le facteur d'une pollution nouvelle. Le rôle du graphisme et ses enjeux dans le contexte général d'une communication pléthorique, où la lisibilité des messages est en question, ont fait l'objet de réflexions approfondies et de débats critiques dans les pays où la culture graphique est solidement installée.
En France, durant la dernière décennie, les avancées et les bouleversements du graphisme ont donné lieu également à un regain d'intérêt et suscité des controverses au sein de la discipline faisant écho à celles qui avaient émergé aux USA et en Europe du Nord. Des publications sont apparues, des ouvrages ont été publiés, concernant le renouveau de la typographie notamment. Des institutions culturelles se sont intéressées à l'analyse de la communication visuelle et à la diffusion des recherches et des créations graphiques ; et, de manière inédite, des manifestations dédiées au graphisme sont apparues.
Sans prétendre constituer un bilan de l'ensemble des initiatives, ni vouloir mesurer leur portée exacte, la présente réflexion a pour objectif d'éclairer cette évolution. Laquelle revêt avant tout un aspect positif : les expositions, les événements consacrés au graphisme ont fait connaître des travaux et des auteurs du monde entier, ils ont permis les échanges et stimulé la création.
Au demeurant, la diffusion du graphisme, en France, a émergé de manière chaotique et souffre encore d'un réel manque de reconnaissance. Le graphisme pâtit toujours d'une absence d'étude historique et d'une réflexion critique sur son rôle et sur sa portée. Sa définition même demeure peu compréhensible, alors que la diversité de ses pratiques ne cesse de s'enrichir. Malgré plus d'une décennie d'initiatives diverses, une authentique culture graphique ne paraît toujours pas solidement ancrée.

Sauvegarde et ambiguïtés d'un patrimoine

L'établissement d'un musée de l'Affiche, à Paris, à la fin des années soixante-dix, devait contribuer à pérenniser la reconnaissance de l'affiche en tant que patrimoine culturel, mais il était destiné également à soutenir la création contemporaine dans la mesure où, précisément, l'évolution de l'art de l'affiche devenait problématique. La mainmise de plus en plus autoritaire des agences de communication et de publicité sur la conception des affiches tendait à en évacuer toute intervention de nature artistique ; les institutions culturelles et les collectionneurs se détournaient de la création contemporaine et personne ne songeait à promouvoir une quelconque manifestation d'actualité consacrée à l'affiche. Transformé en musée de la publicité, au nom de l'engouement que celle-ci connaissait alors, le musée cessa bientôt de se consacrer à la défense de l'affiche d'auteur.
Dans les années quatre-vingt, sur le modèle de la biennale de l'affiche de Varsovie, de nombreux festivals ont vu le jour, de Tokyo à Fort Collins (USA), de Lahti (Finlande) à Mexico, qui traduisaient une volonté de maintenir vivant un patrimoine universel. En France, la fondation du festival d'affiches /Rencontres internationales des arts graphiques de Chaumont, en 1990, a participé de ce phénomène. Ces manifestations font appel à la participation de milliers de graphistes. Elles permettent la divulgation aux étudiants et aux jeunes professionnels d'œuvres auxquelles ils n'auraient pu que difficilement avoir accès. Elles ont contribué à la sauvegarde d'un art qui maintient sa singularité essentiellement dans le domaine socioculturel.
Ce nouveau positionnement de l'art de l'affiche n'est toutefois pas dépourvu d'ambiguïtés. L'affiche en tant que support ne sera plus jamais ce qu'elle fut, et la plupart des auteurs sont des graphistes généralistes indépendants qui ne réalisent qu'épisodiquement des affiches. Singulariser l'art de l'affiche était une nécessité de sa survie. Mais en le séparant ex abrupto des autres aspects du graphisme, précisément au moment où ceux-ci commençaient d'émerger clairement en France, le risque était grand d'occulter la réalité d'une pratique d'auteur aux frontières plus vastes que celles de l'art de l'affiche.
L'art de l'affiche a formé le berceau du graphisme français, mais en ne se référant qu'à l'histoire de l'affiche, on ne constitue pas un socle de compréhension du graphisme en général et du graphisme français contemporain en particulier. De sorte que des institutions exposent régulièrement des affiches historiques, mais se préoccupent peu de graphisme, comme en témoigne trop souvent leur communication.

L'émergence du graphisme contemporain

Au sein du Centre Pompidou, le Centre de création industrielle (CCI) a été l'un des principaux lieux de diffusion du graphisme contemporain, en France, jusqu'au milieu des années quatre-vingt-dix. Le CCI avait pour vocation de forger une réflexion sur l'architecture, le design et la communication visuelle, qui s'accompagnait pour ce dernier domaine d'une véritable recherche car tout était à faire en France où le retard avec les autres grandes « nations graphiques » européennes n'avait cessé de se creuser. Le relatif désintérêt pour les travaux menés par les avant-gardes dans les années vingt-trente a éloigné les Français d'une réflexion sur le cadre de vie et par voie de conséquences restreint la reconnaissance du graphisme à ses aspects purement esthétique. L'approche de la typographie en a particulièrement souffert. Alors qu'elle fut une pierre de touche des recherches des avant-gardes, la création typographique est demeurée, en France, une discipline confidentielle ; et l'emploi de la lettre paraissait une démarche accessoire. « L'image des mots », exposition organisée par le CCI, en 1985, éclairait précisément l'emploi de la lettre, indiquant sa place et sa richesse au sein des pratiques du graphisme à la veille de la révolution numérique. Toutefois l'attitude française correspondait aussi à une distance volontaire vis-à-vis d'une standardisation que la conception anglo-saxonne du graphic design pouvait revêtir. À cet égard, l'exposition « Images d'utilité publique », en 1988, interrogeait la nature et le rôle du graphisme dans le domaine public, soulignant la singularité et le caractère citoyen de ce type d'intervention, mettant l'accent sur les implications politiques des images. La démarche non formaliste du CCI démontrait qu'exposer le graphisme est une manière de réfléchir sur des actes et de proposer des perspectives critiques. De 1991 à 1994, les rencontres régulières de « L'œil des graphistes » étaient d'ailleurs destinées à former une critique dans ce champ, qui, à la différence de l'architecture ou du design, en demeurait totalement dépourvu. De surcroît, le CCI produisit deux importantes expositions monographiques consacrées à Roman Cieslewicz et Jean Widmer, respectivement en 1994 et 1995.
Le projet « Design à la Maison du livre, de l'image et du son » à Villeurbanne, de 1990 à 1995, représenta une autre expérience marquante de diffusion du graphisme. Il mettait l'accent sur les liens entre les disciplines, en particulier sur les liens du graphisme avec l'urbanisme, à travers l'identité visuelle des villes notamment, qui fit l'objet d'une exposition spécifique en 1994. Les expositions – environ trois par an – impliquaient les créateurs à qui il était demandé de concevoir la scénographie, le matériel de présentation, de réaliser le choix des documents et des textes et la mise en pages de leur catalogue. Des graphistes du monde entier furent invités (des typographes néerlandais aux jeunes créateurs britanniques). Les Suisses (Adrian Frutiger, Werner Jeker, Bruno Monguzzi) bénéficièrent d'une place privilégiée soulignant la diversité et la proximité de leurs pratiques, posant les jalons d'un carrefour européen du graphisme. La collection d'ouvrages (aujourd'hui épuisés) apparaît comme une référence pour toute politique éditoriale dans ce domaine.
Les expériences du CCI et de Villeurbanne n'ont pas bénéficié d'un soutien durable de la part des institutions qui les abritaient, bien que la consécration de ces efforts se profilait. De surcroît, la longue fermeture du Centre Pompidou pour travaux et sa réorganisation ne furent pas favorables à la pérennisation de la démarche du CCI.
Le manque d'intérêt pour le graphisme, en France, parmi les instances culturelles n'a pas d'équivalent dans les autres grandes nations développées. Cela suffit singulièrement à démontrer à quel point le développement d'une réelle culture graphique est encore à promouvoir. Les rencontres « Le signe et la citoyenneté », organisées par La Délégation aux arts plastiques, en 1993, avaient débuté un processus de sensibilisation au graphisme des commanditaires publics, qu'il serait bon de reprendre et de soutenir avec encore plus de régularité.

Des manifestations inédites

Au début des années quatre-vingt-dix, deux villes, Chaumont, préfecture de la Haute-Marne, et Échirolles, seconde agglomération du district grenoblois, fondèrent respectivement le festival d'affiches / Rencontres internationales des arts graphiques et le Mois du graphisme. Les deux manifestations naquirent grâce à la sensibilisation et à la motivation des responsables culturels locaux et avec le soutien de la profession. Ces villes se dédiaient à un projet culturel inédit en France, en y consacrant des équipes et des moyens, la décentralisation encourageant désormais ce type d'initiatives. De véritables lieux d'expérimentation se sont ainsi constitué, des laboratoires pour la diffusion du graphisme et pour la recherche. L'amélioration des locaux, l'expérience acquise, l'énergie déployée, la reconnaissance de la part des acteurs du graphisme ont permis des progrès notables et les échanges entre praticiens, institutions, écoles se sont sensiblement développés. Les deux projets se sont inscrits plus durablement dans la vie de la cité : à Chaumont, Les Silos, maison du livre et de l'affiche, inaugurés en 1994, accueillent des expositions hors festival ; à Échirolles, les activités s'étendent également sur l'ensemble de l'année. Les deux villes ont mis en place un système d'échanges et coproduits de nombreuses expositions, intégrant le suivi scénographique, la co-édition du catalogue, etc. Chaumont et Échirolles ont ainsi organisé et accueilli des dizaines de présentations consacrées au graphisme français et étranger, monographiques et thématiques, ouvrant peu à peu à tous les aspects de la discipline. Ce fut sans précédent, en France, de pouvoir apprécier les travaux d'Uwe Loesch, Italo Lupi, Shigeo Fukuda, Henryk Tomaszewski, Milton Glaser, Heinz Edelmann, David Carson, Ralph Schraivogel, Cornel Windlin, à côtés de ceux d'Alain Le Quernec, Claude Baillargeon, André François, Michel Quarez, Gérard Paris-Clavel, Etienne Robial, Savignac ou Tomi Ungerer. De la même manière, la découverte du graphisme en Chine, en Russie ou en Amérique du Sud fut chaque fois particulièrement enrichissante. Chaumont et Échirolles ont fait des efforts constants pour attirer les étudiants, impliquer les lycées professionnels et les écoles supérieures. Le manque de cohérence de la place du graphisme dans les écoles d'art ne facilitait pas cette mobilisation ; il a fallu un réel suivi pour que la constitution du public étudiant soit effectivement soutenue par les établissements d'enseignement. On peut créditer les deux lieux de cette pleine réussite : avoir sensibilisé un grand nombre d'étudiants et soutenu la formation de futurs professionnels en leur offrant un panorama mondial de la création dans ce domaine.
Au demeurant, en plus de dix années d'existence, ces manifestations n'ont pas réussi à mobiliser les foules au plan national, même si régionalement la presse et un large public ont ainsi découvert le graphisme. La relative confidentialité de l'audience ne correspond pas aux visions ambitieuses des débuts. À Chaumont, le projet d'un musée international de l'affiche, inscrit dès l'origine comme un objectif majeur, est resté sans suite. Actuellement; ces deux municipalités réfléchissent à de nouvelles orientations.

Quelques axes d'une recherche à venir

Peu d'institutions ont débuté une politique diversifiée d'acquisitions dans ce domaine. Les lieux de diffusion se contentent en général de pérenniser les fonds d'affiches ; tout comme les collectionneurs privés se cantonnent à l'art de l'affiche. Quelle place accorder à l'identité visuelle d'une ville, à la signalétique d'un musée, à l'habillage d'une chaîne de télévision ? Comment disposer d'un type de production où disparaît peu à peu la notion d'original ? Quelle valeur conférer à une intervention graphique autre que celle initialement fixée par la commande ? Voilà quelques interrogations qui nécessitent une réflexion théorique, impliquant au premier chef la diffusion du graphisme.
Alors qu il n'existe pas de marché du graphisme, comme il existe un marché de l'art, son importance économique n'a cessé de croître, même si elle demeure difficilement quantifiable. Le rôle de la commande s'en trouve renforcé, jusque dans la structure de l'intervention graphique, mais pas forcément de la meilleure manière qui soit pour la qualité des réalisations. Comprendre les implications du graphisme contemporain oblige à préciser le statut de la commande, sans en retrancher les aspects financiers, qui de plus en plus en conditionnent les termes.
Comme l'architecture et le design, le graphisme intervient sur le cadre de vie. La diffusion du graphisme n'a encore pas accordé une place suffisante aux liens entre ces disciplines. Il est vrai que ceux-ci se sont complexifiés et qu'une approche interdisciplinaire cohérente conduit à une réflexion critique sur l'environnement. Confronter graphisme et urbanisme, notamment, c'est prendre la mesure de la surproduction des messages et des systèmes visuels dans l'espace public. Par ailleurs, si les liens se resserrent au quotidien, la pratique du graphisme n'est toujours pas clairement définie par rapport aux prérogatives des autres disciplines. Alors que, précisément, la reconnaissance de la singularité du graphisme est de nature à peser positivement sur les choix qui déterminent le cadre de vie.
L'intérêt du public se porte de plus en plus vers la compréhension de l'environnement visuel ; il est en attente d'une pédagogie de l'image, de sa fonction et de ses modes de production, mais ne dispose pas suffisamment de repères critiques en la matière. La diffusion du graphisme peut être un élément majeur d'une telle pédagogie, permettant la formation d'un jugement critique. Lequel ne peut exister qu'à partir d'une solide compréhension de l'histoire et des formes d'une pratique artistique en constante évolution, comprise dans son intégralité. À la différence de la plupart des grands pays occidentaux, qui bénéficient de recherches historiques exhaustives dans ce domaine, l'histoire du graphisme en France demeure globalement méconnue.
Peu de travaux universitaires concernent le graphisme. La critique, dans ces conditions, ne peut que rarement se faire l'écho d'une recherche, et bien que le monde du graphisme, en France, ne cesse de réclamer l'existence d'une critique forte, celle-ci ne peut apparaître ex nihilo.
Présenter la création contemporaine, c'est exposer les recherches théoriques qui la soutienne. La diffusion du graphisme doit prendre en charge une grande partie de ces recherches qui manquent jusque-là à la compréhension du graphisme. C'est, pourrait-on dire, la condition sine qua none de son développement.

Constituer un public, forger une culture

En ne participant pas à l'élaboration d'une recherche théorique, la diffusion du graphisme se prive des clefs qui lui permettraient de constituer une audience durable – des clefs qui devraient être fournies au public pour qu'il accède aux concepts et appréhende les processus qui structurent une intervention graphique. A contrario, des défauts de présentation, des signalétiques ou des scénographies inappropriées, fonctionnant comme des actes manqués, desservent trop souvent le principe même d'exposer du graphisme. Or, il s'agit que la diffusion du graphisme produise aussi du graphisme.
Le relatif silence de la presse française n'est pas responsable du manque d'intérêt du public. La presse a, sauf exception, mal compris les enjeux du graphisme contemporain parce qu'ils étaient mal expliqués. Dans un domaine où le seul spectacle des images ne suffit pas à leur compréhension, la presse commence à jouer son rôle de médiation dès lors qu'une recherche sous-tend un projet et qu'elle peut contribuer à l'éclairer de manière pertinente.
Grâce à la vitalité durable de la création en France et au plan mondial, et à l'attention croissante portée à l'environnement visuel, il n'est cependant pas interdit d'imaginer que dans les années à venir plusieurs lieux permanents se consacrent au graphisme. Des lieux où les manifestations produites seraient chaque fois le fruit de recherches approfondies, prolongées par une politique éditoriale popularisant le graphisme auprès d'un large public et des médias. Autant de centres de ressources pour la profession, les enseignants, les étudiants et les chercheurs, associés à des fonds historiques qu'ils feraient vivre – la Bibliothèque des arts graphiques possède l'un des fonds les plus importants consacrés au graphisme, en France, mais elle reste fermée depuis plusieurs années, sans perspectives d'accueil de ses collections.
Une autre période s'ouvre. La diffusion du graphisme se perpétuera en participant pleinement à forger une culture.

Dernière mise à jour le 24 octobre 2019