États du monde - Onuma Nemon

Exposition
Arts plastiques
URDLA Villeurbanne

Le requiem du requin blanc / Max Schoendorff

Un drôle d’aérolithe vient d’atterrir sur ma table : le volume au calibre d’un dictionnaire est enveloppé dans une couverture jaune-orange tatouée d’une carte extra-ordinairement dense des côtes de l’Argentine et de l’Uruguay de Montevideo (ô Isidore Ducasse) à Buenos Aires et Mar del Plata. L’étrange nom de l’auteur et l’étrange titre du pavé sont incrustés dans un grand point d’exclamation noir.
L’arrivée de l’objet laisse abasourdi : un léger cliquetis succède au fracas d’accident.
Avant d’entreprendre, page 1, la lecture en direction de la page 1140, il faut commencer par flairer cette chose. Extérieurement on croirait un gros Debord – ou un Atlas stratégique de Challiand. Instinctivement on sait que ce monument teratomorphe est prêt à rejoindre sans complexes quelques autres monstres aimables dans la bibliothèque : de l’Odyssée à Don Quichotte, de Lazarillo de Tormes aux aventures de Sinouhé, de Dante à Burton, de Swift à Sterne, de Rabelais à Nodier, de Ducasse à Joyce, d’Arno Schmidt à W. G. Sebald.
Déjà, en 1999, le premier livre du mystérieux Onuma, OGR, paru aux éditions Tristram (comme Shandy), nous avait bien accroché : politique-fiction sans doute où dans une mégalopole de seize millions d’habitants une administration folle régit à coups de décrets, réglements, instructions incompatibles et dirimantes, le flux ininterrompu de nouveaux émigrants : un brouhaha grinçant.
On peut apprendre d’Onuma Nemon qu’il serait d’origine cubaine et andalouse, qu’il serait né en 1948, qu’il a participé à des groupes utopiques et qu’il a suivi une formation artistique tournée vers la gravure et le dessin. C’est aussi, paraît-il, un adepte des arts martiaux liés aux arts plastiques.
Mais le nouvel opus est d’une autre ampleur. Dès le premier abord on a conscience que cette masse d’écriture serrée exhibe ses plans de montage ; les titres, sous-titres, paragraphes, ses onze chants façon Odyssée ou Divine Comédie, façon Leopardi ou Pound.
La virée en zig-zag démarre pied au plancher des vaches. La descente aux enfers n’en est que plus vertigineuse d’être si loquacement balisée. Ça va trop vite pour avoir le temps de comprendre le schéma de progression. On est bombardé co-pilote d’une course dont les cahots interdisent la lecture du road-book. Et puis derrière les vitres (mais de quel côté est-on ?) défile une foule de personnages dont on nous dit tout, noms et prénoms, manies sexuelles, goûts alimentaires ; mais ils disparaissent jusqu’au prochain virage sans qu’on sache trop comment. Cris susurrés, hurlements feutrés.
Je me promets une lecture conventionnelle d’un bout à l’autre ; mais aujourd’hui, tout de suite, l’impatience, la fébrilité mais aussi la curiosité, l’incrédulité incitent plutôt à une frénésie de zapping. Sans doute ne faut-il pas se cramponner aux rubriques pour maîtriser le cours de sa lecture. Emporté dans les remous de fleuves verbaux imprévisibles, gaves aux cent bras synonymes, canaux de larmes-alligators, rapides tourbillons ; on frôle si on ne s’y fracasse des blocs de rochers poétiques qui affleurent, on se griffe aux troncs de saynètes sentimentales emmêlés ou aux branches brisées d’interludes pornographiques. Il est trop tard pour apprendre la nage : plongeons, styx ou petit Liré. Toute velléité de mise en rang s’avère infructueuse. S’il s’était agi d’une volonté de dépassement des cadres du roman pour en élargir les contraintes, on devrait bien admettre que les bornes de la subversion ont été transgressées. La tentative de description d’un enfer orwellien sous un crâne ne cesse de juxtaposer, de coller des panoramas à l’exotisme tropical avec palmiers, cascades, fauves dans les agaves et pâtisseries-bonbonnières, préau dans un désert d’Amazonie, pavillon à Potsdam. S’il s’agit d’un roman, alors c’est un roman saisi par la débauche. Il faut surfer avec lui d’Eddy Constantine à Tanizaki.
En exaltant Shakespeare, Victor Hugo, hypnotisé par l’isomorphie de l’univers des œuvres suprêmes, disait : « Une goutte c’est toute l’eau. » Ici, en quelque matière, c’est le contraire. Par quelque bout qu’on prenne le texte, rien ne permet d’induire la suite et pourtant c’est l’art du montage, de la mise en scène qui est précisément donneur de sens.
Une lecture à faire à bord du train fantôme, du scenic-railway ou dans des chiottes à la turque en haut du Fujiyama. Les recours de l’auteur aux arts martiaux et à la capacité musculaire du lecteur, ici, mis en batterie, ont des ombres d’inceste. « Le mouvement de l’apparition d’une idée n’est pas  l’affaire d’un cerveau : c’est le mouvement d’une époque. » Autant dire que les « chasses du comte Zaroff » feraient figure de bluette pour petites filles en culotte petit bateau. Quelques glossolalies d’Antonin Artaud seraient là du meilleur effet.
Mais la pérégrination picaresque de cette sarabande de personnages qui s’engendrent par scissiparité n’a de fin que dans la charge poétique qui recouvre tout l’ensemble des épisodes comme un vernis.
Bien entendu, chaque péripétie pourrait être le sujet d’un roman, selon les critères admis : par exemple la Terreur, Robespierre avec le menuisier Duplay et le 398, Faubourg Saint-Honoré, ou encore le journal intime d’une écolière ; la coloration nervalienne des lieux évoqués : la maison de Rabelais à Langeais, les asiles de nuit du XIIIe arrondissement et leurs clochardes, la cartographie psychique de Bordeaux et du Gers.
Dans l’immense corpus symphonique de la littérature de tous les lieux et de tous les temps, voici donc une nouvelle collection d’énigmes et d’extases. Une beauté dont Héraclite dit que c’est la limite de l’horreur permise, l’avènement du terrible encore supportable. Les « Quartiers de on ! » décrivent le tout du monde comme une série « d’organes entiers dans leurs prisons de verre (qui) ont du moins l’assurance entre eux de flots artificiels nutritifs… mélanges chimiques adéquats ou non au travail élaboré de la vie ».
La carte comme le territoire et ce qui l’habite s’éclairent un instant de l’exploration de toutes ces voies : la traversée de toutes les routes, rivières, villes, forêts et montagnes guiderait-elle dans un autre monde qui serait le vrai ? On ne sait toujours pas très bien si quelque faute d’attention n’aurait pas remis les pas dans un itinéraire déjà parcouru dans l’autre sens. Ces phrases ne les avons-nous pas déjà lues quelque part ailleurs ? Et ces chansons ?
« Cette chanson d’un Iralandadais pinté dans les rues de Limer’ Hic !  »


Max Schoendorff

Tarifs :

entrée libre

Commissaires d'exposition

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Horaires

du mardi au vendredi de 10h à 18h le samedi de 14h à 18h

Adresse

URDLA 207 rue Francis-de-Pressensé 69100 Villeurbanne France

Comment s'y rendre

métro ligne A, Flachet
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022