En Masse

Exposition
Arts plastiques
Galerie Allen Paris 03

Mel O’Callaghan présente En Masse (2016), une nouvelle série de peintures sur verre, et une peinture au sol, exposées pour la première fois en France à la Galerie Allen, Paris. Parallèlement à son exposition individuelle ‘Dangerous-on-the-way’ au Palais de Tokyo, en tant que lauréate du Prix SAM 2015-2016, la pratique de Mel O’Callaghan continue de se concentrer sur la transformation et la transcendance à travers de nouvelles expressions matérielles de l’endurance et de la résistance. L’artiste situe ses œuvres au sein d’un champ de propositions soumis à de constants recalibrages, telles des trajectoires entrecroisées d’actions et de conséquences toujours-déjà en équilibre instable au bord du précipice du seuil.


Ce seuil, c’est celui où bée l’abîme de la potentialité. La réflexion de Nietzsche selon laquelle l’homme est une corde tendue au-dessus de l’abîme, source du titre de l’exposition personnelle de l’artiste au Palais de Tokyo, décrit la condition humaine comme une existence où « il est dangereux de passer de l’autre côté, dangereux de rester en route, dangereux de regarder en arrière – frisson et arrêt dangereux. »[1] Dans ce contexte, l’abîme n’est pas une métaphore pour Giorgio Agamben ; se tenir au bord de la possibilité implique simultanément une potentielle chute libre dans le néant.[2] Dans leur opposition, l’une est nécessairement contingente à l’autre, et « ce n’est que lorsqu’on parvient à sombrer dans ce Tartare et à éprouver notre propre impuissance que nous accédons à la capacité de créer. »[3] L’urgence de la peinture déversée sur une toile de verre, et la lutte en découlant pour défendre les lignes de front chromatiques respectives, incarnent cette volonté d’existence confrontationnelle. Une vertueuse violence créative se fait jour dans les œuvres de Mel O’Callaghan, dans la mesure où elle y étudie ce que pourrait signifier une entreprise ou une obligation morales. Le repositionnement insistant des couleurs les unes par rapport aux autres rappelle les mécanismes de poulies figurant dans les performances et les sculptures de l’artiste, comme la performance Parade de 2014, et manifeste l’impossibilité d’une résolution absolue dans cette quête.


Le commissaire João Silvério considère que dans ces peintures processuelles, « le corps est le lieu de la révélation / occultation de souvenirs, d’actions et de célébrations».[4] Notre propre humanité corporelle, comme il l’appelle, se trouve évoquée dans le déroulement et l’avènement à travers et au travers de la peinture vitrine. Le dessous est à la fois visible à travers le verre et occulté par la peinture qui ne laisse qu’une trace du limen[5] acrylique, plutôt que de le révéler totalement, marquant les premiers instants de l’actualisation, lorsque les forces opposées commencent à se fondre pour forger la création. Une fois accompli ce déversement, transcendant l’abîme, les action paintings continuent à se transformer, transgressant les frontières entre les couleurs. Largement comme l’homme qui « n’est devenu conscient que graduellement, laborieusement, au cours d’un processus qui s’est prolongé pendant des siècles », ces forces élémentaires dialoguent avec la durée et la nature réitérative indispensable de l’événement créatif, résistant toujours à la résolution finale.[6] Si le seuil est une préoccupation centrale de l’artiste, cela découle de son désir d’observer les étapes de transformation de la conscience et du corps tout à la fois, ainsi que de la différenciation de leurs potentialités différentes. Et tout particulièrement celles de l’ekstasis et de la catharsis, qui impliquent respectivement une sortie ou un dépassement de soi-même, et une purification spirituelle. Pour l’artiste, le potentiel performatif du seuil repose essentiellement dans sa position rituelle, vécue comme la liminalité. Comme l’a développé Victor Turner, il se situe à la marge et constitue une traversée d’une sphère culturelle où « la distinction et la hiérarchie laïque» se dissolvent.[7] Toujours pressant, et toujours à la pointe extrême de la transcendance, le désir de transformer à travers des articulations divergentes de la résistance reste un objectif central de l’artiste.


Aux corps en action si souvent présents dans les performances et les vidéos de l’artiste, comme Woe Implores Go (2016), Parade (2014), et Ensemble (2013), se trouvent ici substitués ceux des visiteurs. Proche en cela de L'acte gratuit, 2014, qui était au cœur de l’exposition personnelle précédente de l’artiste à la Galerie Allen, la peinture au sol dessine une matrice propositionnelle qui, tout à la fois, guide et entre en conflit avec notre propre positionnement dans l’espace. Entre l’emplacement du corps et celui de son environnement physique, se met en place un nouvel intermédiaire paradoxalement résistant; le mouvement quasi-ritualisé proposé par les lignes et les arcs du sol modifient notre présence et préparent notre rencontre avec les corps chromatiques des peintures cohabitant dans la galerie.

 

La violence incombente au point de déclenchement de l’actualisation est simultanément l’ekstasis et la catharsis de la transformation à l’œuvre dans le processus de devenir, nécessairement réitéré mais se reproduisant toujours sous une forme nouvelle. Entre rituel et processus, le seuil vers lequel l’artiste nous implore de nous aventurer est la joyeuse annihilation du néant, « permettant à quelque chose d’exister de rien».[8] Mel O'Callaghan manœuvre sur la corniche de la potentialité en dépit des dangers de son abyme intrinsèque, promouvant en fin de compte cette zone liminale de précarité comme à la fois créatrice et transformatrice.


Alexandra Pedley

1 Friedrich Wilhelm Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, un livre pour tous et pour personne, trad. Henri Albert, Mercure de France, 1941, p. 23. 
2 Giorgio Agamben and Daniel Heller-Roazen. Potentialities: Collected essays in philosophy, Stanford University Press, 1999, p. 253.
3 Ibid. [trad. Hugues Lebailly

4 João Silvério, Dangerous looking-back, Galeria Belo-Galsterer, Lisbonne, 2015. Essai rédigé pour l’exposition. 5C. G. Jung. L’Homme et ses symboles, Laffont, 1990,p. 22.

5 ‘Seuil’ en latin, cf. Victor W. Turner, The ritual process: Structure and Antistructure, Aldine, 1969, pp. 359-360.
6 C. G. Jung. L’Homme et ses symboles. Laffont, 1990, p.22.
7 Turner, The ritual process: Structure and Antistructure, p. 359.
8 Cf. Giorgio Agamben, Potentialities: Collected Essays in Philosophy, p. 253.

Artistes

Adresse

Galerie Allen 6, passage Sainte-Avoye 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022