En Bordure de Mémoires

Jeanpascal Février, Alain Sicard et Anthony Vérot
Exposition
Arts plastiques
Galerie Bernard Jordan Paris 08

Les trois artistes que présente aujourd’hui la galerie Bernard Jordan incitent à la contemplation d’une forme dont ils ne nous livrent pas tous les secrets. 

Qu’importe qu’elle soit figurative ou non, qu’on en apprécie les contours ou qu’elle n'en transmette que des traces. Le parcours du doigt à l’œil a pris la fuite, en chasse de nouveaux ordres formels, de nouveaux Phéniciens. Les acrobaties de notre culture moderne qui remontent aux temps gréco-romains nous ont appris à reconnaître les images. Alors, là, il faut bien dire que nous ne savons plus où nous sommes: de l’animal totem que sont devenues les reproductions des peintures anciennes aux tableaux encore visibles aujourd’hui dans les musées, mâchés et remâchés, regardés, vus, et passés au crible de nos machines analysantes, l’artiste devient le «tabou», le «barbouilleur», le «taiseux», le «toto», et endosse les risques du passé. Celui de se retrouver calqué à une réalité qui ne lui colle pas à la peau.

Les autoportraits d’Anthony Vérot n’indiquent pas des éléments de vie propres à l’artiste, leur concepteur, mais une forme de transmutation qui est passée par les images, des prises de vues photo servant à la réalisation du dessin et de la peinture finals, aux œuvres redécouvertes dans les lieux publics où l'on peut encore aller, éventuellement, les contempler. Si Hans Memling et Philippe de Champaigne s’invitent à la table, c’est en soubassement. A nous de les découvrir, et d’y voir clair, à toutes fins utiles, passés les bornes et les usages des successions de plans.

Pourquoi les Phéniciens? Sans doutes parce qu’ils ont pris moins de places que d’autres dans nos assises culturelles, à évoquer la peinture. Des artistes phéniciens, qui retourneraient à l'origine de la langue du phénomène moderne... Ce décalage consubstantiel nous intéresse. Au lieu d’y opposer les Pharisiens, de ceux qui n’y comprendraient rien, aux images, nous renverrons les trois artistes à la culture punique. Lorsque le crépuscule rougeoie et la langue flamboie, les œuvres prennent forme.Socrate, le Grec, serait-il pictural? De cette forme impossible, car enracinée dans la terre à l'intérieur de laquelle nos yeux ont bien voulu se loger, avant de réapparaître sous forme de signes: de messieurs Piet Mondrian (1872-1944) et Pablo Picasso (1881-1973), des périodes précises de leur art viennent hanter les imaginations fantasques et les pourquoi de Jeanpascal Février. Il donne corps à ces interrogations grâce à la projection d'épures dessinées, redessinées, hagardes et débrouillardes, toutes actions qui les peignent sur la toile pour y devenir tableau.

L’œil aguerri d’Alain Sicard ne peut s’empêcher de matérialiser des monstres, des «ni-ni », peintures qui ne seraient plus des huiles sur toile, mais ne sont pas encore des photographies; elles ne seront ni l'une ni l'autre. Son bras et son œil enregistreurs, en l'occurence, en transcrivent la métaphore, à l’aune d'une fréquentation régulière des catalogues, de l’impression numérique ou offset sur papier, et des peintures de salon conservées par ses aïeux, sous cadres et fioritures. Ces fioritures-là biffent et rebiffent le regard jusqu’à ce que le geste automatique de recouvrement atteigne à l’extrême malléabilité du là, ici présent, un ensemble de mémorisations fantômes qui rappellent une peinture en particulier, une gent précise, d’un ensemble plus vaste, brossée sur toile impressionniste, ou sur fond de bataille orientale. Sous les recouvrements, il n'y a rien d'autre que du recouvrement. 

Si Piero della Francesca est un occidental, lumineux et bref, Jeanpascal Février sait que cet artiste va plus loin. Sa lumière, solaire, n’est pas seulement celle de la Renaissance, mais bien d’une forme d’herméneutique qui nous renvoie à l’invisible transcription du texte en images, et, par conséquent, de son impossible traduction.
Anthony Vérot ne se représentera jamais sous les traits d’un autre artiste ayant anciennement vécu, de la naissance à la mort éprouvée du style. Ce sont ses traits, insignes personnels, qui le conduisent à penser que l’art ne perdurera pas s'il n'est pas redessiné en permanence et éprouvé, inlassablement. Un réveil formel, qui empêche l’allusion trop explicite à un maître quelconque, mais le conduit pourtant à une multitude de Visitations, élaborées par l'observation, de la visibilité du détail à une vision d’ensemble décomplexée.

Toutes ces peintures abordent la mémoire de façon autodidacte, non par le biais d’un apprentissage formel par trop pugnace et sociable. Cet apprentissage a lieu à l’ombre du rétroprojecteur, de la photocopie, du faisceau de lumière, des vaporisations de White Spirit, de la gomme et du crayon. Image folle de mémoire, qui nous délivre des contours indécis, dont l’artiste doit s’approprier les balbutiements pour parvenir à une œuvre définitive. Ces œuvres ne commémorent pas un passé révolu, quoique moderne, elles réinventent le temps du présent. Elles singent notre propension à vouloir se passer du réel, en convoquant des procédures qui imposent une fiction et un récit propices à l'égarement de soi, et au passage.

Egarement, comme autant de contemplations muettes et de regards perdus, d’une balade impossible, face à nos convictions que ce sont là des œuvres de peintres, qui ne peuvent pas se passer de peinture. Et comme toute balade, elle emmène la mémoire là où elle ne s’attendait pas à nous trouver. Sommes-nous déjà des êtres du passé, ou des individus d’avenir? Des vases communicants, ou des amphores creuses, des caisses de résonance ou des vasques emplies de terre de Sienne, de ciel et de pigments? De ces grains additionnés qui piquent l’œil, nous nous endormons sur un chemin herbeux en y enfouissant nos têtes. Ces têtes sont celles du Plexiglas, de l’éthanol et des liants. Elles bordent nos mémoires, et nous enrobent de doutes. Adouber aux cérémonies de la peinture, et rejouer la partie.Céline Leturcq

Adresse

Galerie Bernard Jordan 2Bis Av. Franklin Delano Roosevelt 75008 Paris 08 France

Comment s'y rendre

 

 

Dernière mise à jour le 13 octobre 2022