EASY EYES
L’oeuvre de Mia Marfurt explore ce qui, dans l’espace, se déplace. Nombre de ses
créations peuvent évoquer le dessin, bien qu’elle soit sortie de ce domaine. Si la ligne est
le point de départ, elle a été extrudée, dilatée et incarnée dans une physicalité qui relève
moins du pur marquage que de la physique de l’espace. Cette science du volume
l’amène à la sculpture. Les dessins de Mia Marfurt investissent l’espace d’une pièce.
La matérialité et la forme sont traitées à travers des processus très raffinés dans toutes
les créations de Mia Marfurt (née en 1985 à Zürich, en Suisse). L’élégance de ses
oeuvres opère à merveille par la dissociation exquise qu’elle opère entre les éléments de
structure, de surface et de texture, les révélant au regard. Les formes tubulaires y
évoquent des couloirs et tunnels qui rendent visibles l’énergie en mouvement, à l’image
de l’électricité circulant dans les câbles ou du sang qui coule dans les veines.
Les lignes deviennent formes dans l’installation "Aqua Felice", qui donne à voir plusieurs
tubes d’eau colorée reposant sur le sol de la galerie. Le plastique qui donne sa forme
aux tubes, issu de la production industrielle alimentaire, sert ici de contenant artificiel
pour la plus grosse saucisse de toute la Suisse. Plutôt que de la remplir avec un fourrage
comestible, l’artiste utilise un liquide coloré au moyen de quelques gouttes d’encre de
cartouches d’impression Epson Ultrachrome. Cyan, magenta, jaune et noir : ce sont les
couleurs que l’artiste choisit pour créer des traces de 20 cm de diamètre qui traversent la
galerie. Des lignes imprimées, exponentiellement magnifiées, sont intégrées dans
l’espace architectural de la galerie; l’exactitude et la précision de l’impression nous
rappellent que nous vivons dans un monde de reproductions.
La reproduction et la copie sont également présentes dans la colonne verticale
"Finkenkrug " (2013). La sérigraphie sur aluminium avec une résolution en 2K imite une
forme antique à échelle 1:1, bien que le réalisme ne soit pas l’effet recherché. L’image
blanche et dense d’une colonne grecque sur un cylindre d’aluminium industriel nous
annonce que l’oeuvre est une réplique moderne dans un cadre contemporain. Cette
copie creuse, sur le plan physique comme métaphorique, figure l’intégrité visuelle de
l’antiquité sans jamais chercher à vouloir se cacher. Ce faisant, elle nous invite à nous
demander pourquoi le simulacre ne possède pas forcément les mêmes propriétés que
l’original, resté debout quelque part dans un lieu distant marqué par l’histoire.
"Rambuteau" et "Duroc" sont des dessins en forme de lignes extrapolées, résultat d’un
procédé de production numérique complexe à base de carbone, époxy, pigments, pièces
insérées en acier et Téflon. Dessiné à la main directement sur ordinateur et transféré à
une machine pour impression 3D. Marfurt fait sien le dialogue propre à l’interface
homme/machine. Accrochée au mur, telle une peinture grand format de 250cm x 200cm
x 7cm ("Rambuteau", 2016), l’oeuvre de tuyaux colorés emmêlés en trois dimensions en
dit plus sur l’espace que sur la peinture. Marfurt réoriente nos considérations sur l’espace
à l’intérieur duquel l’oeuvre existe. Ici, l’apparence de peinture est avant tout une excuse
pour parler d’architecture, même si l’excuse est très attirante, séduisante sur le plan
matériel et intrigante sur le plan formel.
Les objets déplacent un volume plus grand qu’ils n’en ont l’air dans l’oeuvre de Mia
Marfurt. Les lignes se solidifient en cylindres, les plats deviennent arrondis et les images
imprimées reproduisent une forme, sous l’effet de la reconfiguration physique opérée par
Marfurt. L’extrusion de lignes en formes dimensionnelles force nos corps à considérer
l’espace à l’extérieur et autour de l’objet tandis que nos yeux contemplent l’objet lui-
même. De par la beauté et de l’intégrité des objets eux-mêmes, Marfurt nous met face à
un détournement troublant et révélateur.