*Des lucioles*

Carte Blanche à Vincent Bizien
Exposition
Arts plastiques
Galerie Maïa Muller Paris 03

Moi, malheureusement, je l’aimais, ce peuple italien, aussi bien dehors des schèmes du pouvoir (au contraire, en opposition désespérée avec eux) qu’en dehors des schèmes populistes et humanitaires. C’était un amour réel, enraciné dans mon caractère. J’ai donc vu avec « mes sens » le comportement imposé par le pouvoir de la consommation, remodeler et déformer la conscience du peuple italien, jusqu’à une irréversible dégradation.

 

Pier Paolo Pasolini, l’Article des Lucioles, Corriere della Serra, 1975

 

Des lucioles

 

Les œuvres de Jean-Michel Alberola, Giulia Andreani, Vincent Victor Jouffe, Youcef Korichi, Lionel Sabatté et Anne-Laure Sacriste, et ce qu’elles engagent, offrent un éclairage, font écho ou sont une réponse au très politique Article des Lucioles écrit par Pasolini, en février 1975, pour le Corriere della Sera, quelques mois avant sa mort. Il y déplore, en démontrant méthodiquement la disparition des lucioles aux lueurs subtiles et ténues dans l’émergence d’un nouveau fascisme écrasant, les singularités de ses faisceaux puissants.

Or, dans son ouvrage consacré à leur survivance, Georges Didi-Huberman explore comment, si nous faisons l’effort de nous remettre en mouvement pour partager des expériences du sensible, les lucioles se rappellent à nous avec la force du désir des amants éternels le regard tourné vers les constellations : Les lucioles, il ne tient qu’à nous de ne pas les voir disparaître. Or, nous devons, pour cela, assumer nous-mêmes la liberté du mouvement, le retrait qui ne soit pas repli, la force diagonale, la faculté de faire apparaître des parcelles d’humanité, le désir indestructible. Nous devons donc nous-mêmes – en retrait du règne et de la gloire, dans la brèche ouverte entre le passé et le futur – devenir des lucioles et reformer par-là une communauté du désir, une communauté de lueurs émises, de danses malgré tout, de pensées à transmettre.

Elles ont donc survécu, et faire le choix de voir les lucioles serait comme entrer en résistance, et porter son regard au-delà de ce qui nous apparaît comme trop visible et prévisible, vers des zones marginales, sur des lumières parfois aussi délicates que les modulations d’un chuchotement dans la nuit, et de ce qu’elles pourraient donner à voir avec la violence d’un uppercut.

Il en va ainsi des questions du pouvoir, de ses aberrations, de la circulation des images et des idées dans les œuvres (peintures, sculptures, photographies et vidéos) présentes dans cette exposition. Dialoguant entre elles, elles nous demandent d’être en mouvement. Chacune d’elles, par ses singularités, entretient un rapport avec le texte de Pasolini. Jamais littéral mais se situant plutôt dans des interstices poétiques qui au contraire laissent la place à la survivance, et nous apportent un éclairage singulier sur les phénomènes propres à relancer cette circulation du regard.

 

Il faudrait environ cinq mille lucioles pour produire une lumière d’égale intensité à celle d’une bougie.

 

Dans son Polaroid daté du 11 juillet 2005, Jean-Michel Alberola nous prévient que le monde est éclairé, même si ce n’est qu’un balbutiement. De celle qui luciole à celle qui luxe, la question de la lumière est évidente dans les œuvres de Jean-Michel Alberola. Si nous parvenons à être lumineux, à venir devant, c’est par l’addition de ce qui nous a précédé. Nous bégayons notre existence si nous l’amputons de ces béquilles qui nous supportent. Mais qu'il s'agisse d'éclairer en groupe, d'aérer l'âge d'or, de savoir quela question du pouvoir est la seule réponse, ou encore de se demander ce qu'il y a dans les poches du Gilles, le veilleur qu’il est, nous laisse au seuil des réponses aux innombrables questions qui se propagent dans le système d’échanges complexe que pose la grande diversité de sa production artistique. Ainsi, la pensée dans ce qu’elle offre comme potentiel de non linéarité est certainement le meilleur rempart contre l’enlisement des consciences, dans la circulation des idées, dont le mouvement incline à la révolution.

 

Lionel Sabatté possède cette puissance poétique qui fait que dans sa peinture quelque chose s’élève. Et ce à quoi carbure son Véhicule des profondeurs pour venir jusqu’à nous, c’est la peinture elle-même, matière et énergie ; qui dans sa fluide dispersion, elle est assimilée pour la lumière qu’elle recèle depuis la nuit des temps, au pétrole dont elle est issue. Le pétrole, le nerf de la guerre, puissance économique et personnage du dernier roman éponyme de Pasolini. Mais Lionel Sabatté, tel un guetteur d’apparitions, nous révèle ce qui généralement se soustrait à notre regard, ou qu’il nous est impossible de voir en temps normal : des matières innommables. Qu’ils soient monstres marins surgissant de profondeurs abyssales ou encore créatures en métamorphose, recomposées notamment à partir de papillons impropres selon des critères d’entomologistes, et de ces matières corporelles humaines excédentaires, ongles et peaux dont nous nous délestons quotidiennement. Leur devenir luciole passe par l’agrégation en elles d’une partie de nous-mêmes, fût-elle de l’ordre du déchet.

 

Puis, c’est littéralement un rapt, un ravissement qui opère dans le dispositif constitué de peintures et de plaques de cuivre gravées puis pliées d’Anne-Laure Sacriste, poursuivant ici une réflexion engagée précédemment avec la série desParadis Artificiels, sur les phénomènes d’aveuglement, de miroitement et de vibrations que peuvent aussi bien produire une surface peinte que la mélancolie noire du rock’n’roll et la profondeur des sentiments amoureux. Il nous faut nous déplacer devant ses peintures simulant un monochrome noir pour qu’elles se révèlent, jamais pleinement. Une lumière point alors, cascade iridescente apparaissant et disparaissant dans son propre rayonnement, tandis que tel un leurre lumineux prolongeant la surface peinte, ce sont les plaques de cuivre aux motifs ciselés qui s’emparent de notre image en un jeu troublant, nous imposant de trouver la bonne distance.

 

Devant la dégénérescence du pouvoir, Pier Paolo Pasolini s'était inquiété qu’avec les lucioles, c’est l’être humain qui disparaît. Or dans les tableaux de Youcef Korichi, une restauration s'accomplit de nature à redonner une place juste à ceux qui anonymement font figure de résistance. Sa peinture excède le visible et soumet notre regard à l’épreuve de ce qui pourrait faire écran, écrin, - l’éclat d’un bijou, la complexité de la trame d’une étoffe -, pour nous conduire vers d’autres figures dont les gestes ou les postures suspendus nous maintiennent dans une incertitude. Lumières survivantes et incarnées, malgré tout. La luciole est là, devant l’occurrence de la chair dénudée, avec, tout le grand appétit de cette main qui voit. Jean Giono, Solitude de la pitié.

 

Le recueil Poésie à Casarsa, manifeste un attachement profond à la terre natale, faisant de la poésie une parole perdue, Pasolini n’aura de cesse de redonner une place à ceux qui en sont porteurs. Á quoi appartient-on ?En revenant dans son pays natal, Vincent Victor Jouffe pose la question du déracinement à travers des ensembles d’images et de films proches du documentaire, de dessins et de textes. Son travail fonctionne par rayonnement, du singulier au collectif et, selon ses mots, sur le principe d’une relation qui unit différents territoires entre eux : de la maison au hameau, du village au canton, du chef-lieu et sa maison de l'enfance jusqu'à la région. Dans le contexte des lucioles, ces montages d’images instantanées rendent grâce aux gestes ancestraux des brodeurs de bannières de pardon, fragmentés par l’image Polaroïd. Dans l’abstraction naissante produite par la capture de ces rituels religieux, éclôt une langue qui permet de leur redonner une place dans notre mémoire. Les étonnantes images qui constituent ensuite le film photographique de la Fête foraine du Liège, à Dinan, sa ville natale, témoignent d’une suspension de ce qui a été célébré. Le rythme particulier du défilement des images et la matière granuleuse de ces vues nocturnes nous plongent dans les ruines du divertissement lumineux.

 

Si le tableauLes sept sœurs, daté de 2011, faisait écho à Petrolio, roman inachevé et posthume de Pasolini, Giulia Andreani partage également avec lui un goût pour la circulation des images dans le temps. Son travail pictural, fait de moments arrachés à la mémoire des images, prend en compte ce qui explose à travers elles - l’idée d’accepter le doute.  Et puis, plus précisément, comment ce doute dans l’image  organise notre imaginaire.Átravers les figures du pouvoir, et notamment celles - dictateurs, hommes politiques corrompus - ayant contribué à sa déliquescence, ses peintures, dans ce qu’elles ont de lacunaire, offrent des zones de perméabilité rendant possible une relecture de ces fragments du passé. Si formellement, elles reprennent les codes de l’image photographique, nous sommes comme déphasés devant ce qui se délite à nouveau. La mascarade continue impitoyablement tant est considérable l’énergie déployée par les grotesques figures du pouvoir pour en masquer la vacuité, se débattant pour ne pas sombrer, au mépris des larmes et du sang.

 

Et puisque les temps que nous vivons augurent encore de quelques ténèbres, je donnerai le CAC 40 pour les traverser à la lumière de cinq mille lucioles.

 

Maintenant, circulons, il y a tout à voir ! 

 

 

 

Vincent bizien, mai 2014

 

 

Adresse

Galerie Maïa Muller 19 rue Chapon 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022