Denim Victory de Pauline Bastard
L’invention de protocoles de production, c’est s’aventurer, découvrir et arpenter des zones inconnues. Repousser les frontières du connu et du familier. C’est le Far West. Le protocole combine des règles simples et hasardeuses, qui deviennent créatrices de péripéties, de récits, d’ensembles accidentels et improbables, faits de détournements et de raccords signifiants. Il y a des déroutages, des bifurcations, des découplages, et des recouplages aboutissant à des formes provoquant l’empathie et l’aversion à la fois. Il y a là un travail sur le façonnage, le maquettage artificiel et le synthétique, qui expose, en la retravaillant, la dénaturation et l’impersonnalisation de la confection que l’homme produit et consomme tous les jours. Cependant nous faisons l’expérience duelle de la répulsion et de la séduction de ces processus. Dans le factice, il y a de la place pour la spéculation poétique qui se nourrit de faux raccords, de défauts d’assemblage, de jointures pas d’équerre, de jeux dans les emboîtements, de flottements, de zones grises. Subtilité duplice dufaux raccord. Le travail de Pauline Bastard aiguise la perception consciente, s’immisçant dans les associations et les choix que l’on ne questionne pas d’ordinaire. L’œuvre cherche ces moments où ne sont pas encore indissociables point de convergence et point de divergence.
Moment de départs possibles et irrémédiablement manqués.
Moment de retrouvailles fausses et véritables.
Moment de rapprochements impossibles et existant pourtant depuis l’origine.
Moment de grâce et de monstruosité.
Ces fausses paires assemblées là ont perdu leur vraie moitié, tout en trouvant leur autre moitié, intime et tout à fait étrangère. Comme des mondes parallèles qui, ayant un rapport objectif mais n’étant pas destinés à se rencontrer, collisionnent tout d’un coup. Collision plastique qui électrise le réel et fracture ses cloisons préfabriquées.
Et l’anomalie s’impose comme forme, pied de nez aux “valeurs sures” du réel, à un “ordre” supposé, à une “authenticité” exigée. L’œuvre se joue de la réalité sociale souvent claquemurée, construite à coup de choix qui ne sont que faux semblants, choix standardisés, procédant à une uniformisation généralisée, duplication, déduplication, imitation multipliée, où tout se ressemble, tous se mélange. Cette réalité répétitive est fissurée cependant de toute part par la possibilité de micro-déviations et de micro-variations dans les interstices laissés par la fabrique des images, des objets, des esprits, des corps, des vies individuelles. Ces micro-déviations, ces micro-variations, accumulées, font surgir les aspérités et les irrégularités de la réalité manufacturée, et les mondes parallèles se dressent d’un coup dans les hiatus et les fentes du contemporain.
Le détail matériel est la possibilité de la bifurcation. Pauline Bastard raconte les histoires de suspens inscrits en creux dans la matière, même manufacturée, archi-conglomérée, autoritaire. Matérialité triturée, questionnée, reconfigurée, d’où surgissent alors des objets, des images et des sujets au statut ambigus. Nous sommes invités ici à une rencontre du troisième type, comme dans le film Alex. Alex est un individu fictif qui a acquis un statut civil réel et qui est incarné par une personne réelle. Mais Alex n’est pas un rôle. Le sujet incarné, qui a accepté d’entrer dans le film et de se prêter au protocole pour donner vie à Alex, devient réellement fictif. Et les personnes qui rencontrent Alex dans et à travers le film deviennent à leur tour fictives. Au contact d’Alex, vous devenez fictifs. Il y a contamination. Le réel se déréalise et se réalise. La fiction s’infiltre et étend son territoire, et se déploie inexorablement jusqu’à empiéter sur notre propre territoire que nous croyions connaître.
Mériam Korichi