Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Se souvenir de la lumière, 2016

Par Pascale Cassagnau
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Se souvenir de la lumière, 2016

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, Se souvenir de la lumière, 2016 (FNAC 2021-0113). 2 vidéos HD, couleur, son, 8 min. Coproduction Sharjah Art Foundation, Sharjah.

Afin de manifester son soutien aux artistes libanais, le Cnap revient sur une œuvre majeure de ce duo d'artistes, acquise en 2020 : Se souvenir de la lumière. L'acquisition de cette œuvre s'est faite peu après les explosions qui ont touché le port de Beyrouth, le 4 août 2020.

Un grand nombre d'artistes contemporains dessinent petit à petit les grandes lignes d'une pragmatique du documentaire. Fikret Atay, Hassan Khan, Omer Fast, Harun Farocki, Diaz et Rietweg notamment. Le territoire diversifié du "documentaire" contemporain s'inscrit lui-même dans le champ plus vaste de ce que l'on pourrait nommer une "nouvelle économie du symbolique". Les œuvres filmiques les plus significatives engagent un point de vue quant à la réflexivité de toute approche documentaire et quant à la documentation des modes de symbolisation.

Le travail de Khalil Joreige et Joana Hadjithomas (Prix Marcel Duchamp en 2017, exposés au Jeu de Paume en 2016, et récemment au Frac Corse) porte sur les représentations arabes contemporaines. A travers des dispositifs d'images, de textes, de films et de sons, qui sont autant des dispositifs d'énonciation, ces artistes interrogent la production de l'image de soi, des identités collectives, dans la perspective de l'espace public urbain, lieu de constitution des identités culturelles, principalement celles du Liban. Ainsi Cercle de la confusion, Wonder Beirut (1997-2006).

Le travail sur la métaphore d'un corps social et culturel en temps de crise et en temps de guerre, à l'aune de la mondialisation des cultures, constitue le fil conducteur récurrent d'un grand nombre d'œuvres de Khalil Joreige et Joana Hadjithomas. Il ressaisit cet espace métaphorique sous la forme de dispositifs audiovisuels et sonores qui procèdent à la fois de l'échantillonnage, de la mise à plat des éléments et du mixage : images et sons, textes deviennent ainsi une véritable matière documentaire qui mettent en perspective les questions de conflits, d’aliénation, de mise à mort. Ainsi dans l’installation Khiam (2000-2006) sur le camp de détenus. Avec Un film perdu (2000) ou Je veux voir (2008), c’est la réalité recadrant la fiction et la fiction qui creuse l’espace du témoignage qui entrent en relation dialectique.

Leurs œuvres sont autant d’installations vidéo - performances qui tentent de faire récit, sans pour autant réduire l'hétérogénéité des sources. L'économie du mixage, du montage met en œuvre une économie spécifique des récits ; les superpositions des éléments, la mise en exergue des interstices, caractérisent une écriture multimédia, qui vise à mettre en évidence la complexité de la société libanaise : ainsi le projet interdisciplinaire The Lebanese Rocket Society (2013) qui procède de l’enquête et de la recherche historique.

Les films qui composent le projet The Rumor of the world (2015) exposé en premier à la Villa Arson, filment et interrogent des récits d’arnaques – les scams – portés par 38 acteurs ou non acteurs. Ils interrogent ce qui se joue à l'interface de l'espace public et de la sphère privée, à travers des questions adressées aux sujets rencontrés. Les films, les installations, les projets menés sur internet représentent des sortes de tableaux de bord d'images, des cartographies humaines et territoriales, des mixtes d'espaces et de temps synchronisés.  

 

Se souvenir de la lumière est le titre d’une œuvre et d’une exposition, celle du Jeu de Paume en 2016 qui cartographiait l’ensemble de leurs œuvres des années 90 à aujourd’hui, en mettant en perspective les relations que l’image entretient avec le récit, ainsi le domaine intense des recherches menées par les deux artistes.

« Exister est une affaire collective » écrit dans un fragment sur Naples Walter Benjamin dans les années 20. Le diptyque Se souvenir de la lumière constitue une élégie, au sens benjaminien du terme : c’est-à-dire une tension, une plainte, l’empreinte du trauma. L’œuvre ici donne forme littéralement aux jeux des tensions contradictoires dont elle est porteuse : ce qui allège l’œuvre la renforce sensiblement.

 

Pascale Cassagnau, Responsable de la collection audiovisuel, vidéo et nouveaux médias au Cnap

Dernière mise à jour le 19 mai 2021