Bâmiyân face au temps et à l’histoire

Entretien avec Pascal Convert, par Pascal Beausse
Pascal Convert, Grottes sanctuaires.

Pascal Convert, Grottes sanctuaires.

Pascal Convert, Les enfants de Bamiyan.

Pascal Convert, Les enfants de Bamiyan.

Pascal Convert, Panoramique Bâmiyân, détail.

Pascal Convert, Panoramique Bâmiyân, détail.

Pascal Convert, Vue depuis les grottes sanctuaires.

Pascal Convert, Vue depuis les grottes sanctuaires.

Pascal Convert, Vue des grottes sanctuaires depuis un drone.

Pascal Convert, Vue des grottes sanctuaires depuis un drone.

Pascal Convert, Bamiyan Grotte ornée.

Pascal Convert, Bamiyan Grotte ornée.

Pascal Convert, Grotte dite des Talibans, 2018.

Pascal Convert, Grotte dite des Talibans, 2018.

Pascal Convert et Iconem, Reconstitution de la grotte dite aux écritures.

Pascal Convert et Iconem, Reconstitution de la grotte dite aux écritures.

Pascal Convert, Trois anges, 2010

Pascal Convert, Trois anges, 156 x 110 cm, 2010.

En 2019, le Centre national des arts plastiques fait l’acquisition de plusieurs œuvres de Pascal Convert dont le Panoramique de la Falaise de Bâmiyân, Afghanistan, grâce à la participation financière du Fonds du patrimoine. Vingt ans après la destruction des Bouddhas géants de Bâmiyân par les talibans, ces œuvres font l'objet en 2021 d'un dépôt exceptionnel au Louvre-Lens
Pascal Beausse, responsable de la collection photographie du Cnap, a rencontré à cette occasion l'artiste, qui place la question de la mémoire et de l’oubli au cœur de son travail.

 

Dans cette présentation inédite au Louvre Lens, votre Panoramique de la Falaise de Bâmiyân, Afghanistan fait face à l’histoire de l’art, qui se déploie devant lui. Comment envisagez-vous le dialogue entre ces différents temps de la figuration des êtres et des divinités ?

L’expérience de la galerie du temps au Louvre-Lens nous convainc d’une chose, c’est qu’un musée est un espace dialectique qui confronte temps et histoire, et que l’on ne peut s’affranchir ni du premier si on veut préserver la connaissance sensible, l’émotion, ni du second si on veut éviter des anachronismes.

Le visiteur déambulant entre une idole des Cyclades, une Vénus grecque, un bas-relief indien fait l’expérience du Musée imaginaire d’André Malraux qui « fait se rencontrer des objets éloignés dans l’espace ou dans le temps1 ». Sa marche devient une opération de montage de sculptures, de peintures, de toutes provenances et de toutes périodes, dans une succession qui pourrait construire une unité visuelle formelle donnant l’impression d’avoir la culture mondiale sous les yeux2. Mais la déclivité du sol lui rappelle physiquement qu’entre la sculpture du jeune homme nu en calcaire datant de -540 avant J.-C. et Diane chasseresse inspirée d’une sculpture antique en bronze mais réalisée au XVIIIe siècle, le temps a passé. Pour s’en convaincre, il suffit qu’il regarde sur les murs latéraux de cette cage de lumière pour resituer les œuvres dans leur chronologie historique.

Face à ce double mouvement d’une déambulation libre des contraintes d’une lecture purement historique et d’une présentation muséographique rigoureuse, l’exposition du panoramique de la falaise de Bâmiyân dès l’entrée, face au temps et à l’histoire, pourrait sembler étrange. Ce serait oublier que si la célébrité mondiale des deux Bouddhas sculptés à l’époque sassanide (IIe-VIIe siècle) date de leur destruction dans les premiers jours du XXIe siècle, la falaise, elle, est un fossile millénaire dans les strates duquel sont enfouies des traces du culte de Mythra, du zoroastrisme, de l’hindouisme, de l’hellénisme, des cultes pré-islamiques, du chiisme jusqu’à l’islamisme le plus radical des talibans et de l’état islamique.

Malgré les amputations qu’elle a subies, cette falaise sur la route de la soie qui reliait la Chine et l’Inde jusqu’à Venise reste le témoignage d’un dialogue commercial et d’un dialogue des cultures et des religions, qui, avec le temps, est devenu de plus en plus conflictuel. Les œuvres conservées dans la galerie du temps, qu’elles datent de l’Antiquité, du Moyen Âge, ou de la Renaissance regardent ce vieux fossile et on pourrait avoir l’impression que statues, stèles, fragments de poteries ou de décors, bois peints marchent vers lui, à la fois pour le rejoindre et trouver abri dans ces centaines de grottes sculptées et ornées, défigurées année après année et qui, malgré tout n’ont pas pu être anéanties par l’islamisme radical. Les talibans n’ont pas pu détruire l’ombre des grands Bouddhas, présence silencieuse qui reste scellée dans les rides creusées par les alluvions caillouteuses de l’Hindou Kouch.

L’arrivée de la technique photographique pourrait elle aussi apparaître anachronique dans un tel contexte d’œuvres sculptées ou peintes, mais s’agissant d’une technique par insolation inventée fin XIXe, on y trouve la naissance même de l’image, celle du contact, de l’empreinte par la lumière. Ce n’est pas un hasard si Pline l’Ancien donne comme outil à Boutadès un bout de bois brûlé par la flamme, un charbon de bois. L’image vient de la rencontre entre l’ombre et la lumière, ce qu’incarne la falaise de Bâmiyân aux mille yeux.

Pascal Convert, Panoramique de Bâmiyân, détail.

Pascal Convert, Panoramique de Bâmiyân, détail.

Par le choix d’un alliage entre une technique de prise de vue d’une haute technicité et un procédé de tirage ancien, le platinotype, vous produisez le monument photographique d’un moment crucial dans la courte histoire du vingt-et-unième siècle naissant. Peut-on parler d’un document poétique, fort de sa richesse descriptive autant que de sa valeur
symbolique ?

Dès l’origine de ce projet, mon dessein était double. D’une part, sur un plan scientifique, réaliser un scan 3D de la falaise qui puisse être communiqué aux spécialistes comme constat de son état géologique à une date précise. Le réchauffement climatique actuel et ses conséquences, longues périodes de sécheresse et crues violentes lors de la fonte des neiges, accélèrent l’érosion de la falaise et, au-delà, de sites proches comme les lacs de Band-e Amir ou de la vallée de Karkrak.

D’autre part, sur un plan artistique, je souhaitais faire ce que je nommerai une empreinte de la falaise à l’échelle 1, qui nous fasse distinguer le moindre caillou sur les pentes, dans les failles, les entrailles de cet immense vaisseau. Avec Yves Ubelmann d’Iconem3, société spécialisée dans la sauvegarde numérique des sites archéologiques en péril, nous avons choisi de partir avec un double équipement : des drones pour réaliser le scan 3D et un appareil photographique robotisé initialement conçu pour détecter les micro-fissures dans les pales d’éolienne et qui allait servir à réaliser cette « empreinte ».

Le résultat est un immense fichier de plus de 4000 photos tuilées par un algorithme et étalonnées une à une pour obtenir une continuité visuelle. Par un retournement fréquent dans mon travail artistique, ce fichier obtenu par une technologie numérique a été traité ensuite avec la technique monochrome du platinotype, procédé inventé en 1873 qui permet à l’image de se former à l'intérieur même de la fibre du papier, d’en devenir partie intégrante et non d'en être une couche de surface.

Ce va et vient entre les dernières technologies de l’image et une archéologie de la naissance de la photographie, encore proche des techniques de gravure a pour effet de produire ce que vous appelez un « monument photographique ». Monument par sa taille, 16 mètres, mais aussi par la perception visuelle inouïe des détails. Il s’agissait de retrouver la vie. Celle des Bouddhas dans l’ombre des grottes. Mais aussi celle des habitants de cette région, les Hazâras de confession chiite qui sont encore aujourd’hui les premières victimes des attaques des talibans.

Comme vous le savez, dans ma pratique artistique, le verre est le premier matériau de prédilection. Depuis Marcel Proust nous savons que le plus important n’est pas ce que l’on voit au dehors, au travers de la fenêtre, ce n’est pas le paysage et qu’« il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle4». La technique du platinotype m’a permis d’être un marcheur découvrant la falaise à la lumière d’une chandelle, pas après pas, jusque dans ses moindres détails, et d'en percevoir et faire percevoir la présence hallucinante.

Pascal Convert et Iconem, Modélisation 3D de la falaise de Bâmiyân.

Pascal Convert et Iconem, Modélisation 3D de la falaise de Bâmiyân.

Avec l’enchaînement de la destruction des deux bouddhas de Bâmiyân puis des tours jumelles de New York, nous sommes entrés dans une période marquée par le regain de l’iconoclasme, que Bruno Latour a nommée iconoclash. Figurer les conséquences de ces destructions, négation de la diversité culturelle, est-ce une manière de lutter contre cet interdit de la figuration ?

Dans un article publié en 2003, j’avais noté que la concomitance à six mois près de la destruction des deux Bouddhas et des deux tours jumelles à New York, la symétrie en miroir de ces deux événements, avait bien sûr été pensée par Ben Laden comme une arme stratégique de sidération. Etymologiquement, la sidération est une maladie attribuée à l’influence d’un astre et conduit à la nécrose, à la gangrène. La stratégie retenue par Bush, autrement dit l’invasion de l’Afghanistan (2001) puis de l’Irak (2003) a conduit à une destruction du pays et à une guerre civile qui a permis l’émergence de l’état islamique en Irak et en Syrie. Stratégiquement, la gangrène a gagné jour après jour plus d’espace, faisant régner la terreur dans les capitales occidentales qui ne semblent plus pouvoir sortir de la nécrose de l’état d’urgence.

L’exposition « Des images et des hommes, Bâmiyân 20 ans après » présentée actuellement au Musée Guimet, et où l’on retrouve le panoramique photographique de la falaise de Bâmiyân confronté à des fragments archéologiques, révèle que des traces de vandalisme existaient déjà dans les années trente. L’archéologue Jean Carl a fait un relevé de la peinture polychrome du dieu solaire Surya qui se trouvait au-dessus du petit Bouddha, fresque qui a totalement disparu. Dans une vitrine, on découvre une tête décapitée. Et c’est avec le même mode opératoire qui consiste à détacher par une coupe nette le visage de la tête qu’en 2015 Daesh a opéré avec de nombreuses sculptures du musée de Palmyre. Ils sont ensuite allés jusqu'à décapiter le directeur de ce musée, Khaled Assad. Cet assassinat symbolise l’interdit de creuser, de fouiller le sol, le risque étant qu’avec des fouilles archéologiques apparaissent des témoignages de l’existence d’une civilisation d’avant le prophète.

Ce que Bruno Latour nomme Iconoclash est une stratégie mise en œuvre face au regain et aux conséquences meurtrières de l’iconoclasme. Une stratégie qu’il définit comme « le soin pris à dénouer les passions furibondes qu’entraîne l’iconoclasme5 ». Et il prend pour exemple un dessin de Plantu qui, en pleine querelle des images, représente le prophète en calligraphie. A proprement parler, Plantu ne dessine pas ce qu’il est interdit de dessiner. Il écrit de multiples fois la phrase « Je ne dois pas dessiner Mahomet » pour réaliser un calligramme du visage du prophète.

Dans un monde construit sur la liberté d’opinion et d’expression, ce détournement pourrait ressembler à un renoncement. Le prix payé par Charlie Hebdo montre qu’il n’en est rien. Le sens de la nuance n’est pas la première qualité des islamistes radicalisés. Par contre une réaction humoristique distanciée exprimée par ce dessin de Plantu peut éviter que des « passions furibondes » xénophobes se déchaînent au sein de notre propre société et que la gangrène ne se répande plus encore.

Dans le Coran, la question de l’interdit de la figuration est limitée aux stèles considérées comme des idoles et dans la Sunna6, le peintre est condamné pour donner vie aux images. La question est bien sûr de lutter contre l’iconoclasme, tout en se souvenant que l’islam n’est pas seul à avoir condamné les images. On se souvient de la querelle des images à Byzance qui a conduit à l’interdiction du culte des icônes, ou de la querelle des images au temps de la Réforme entre catholiques et protestants.

L’iconoclasme de l’islam radicalisé s’est éloigné de ces versions antérieures pour devenir une idéologie qui participe à la guerre globale contre l’Occident mondialisé et toute forme de sociétés différentes, une guerre qui vise à gangréner son adversaire en l’entraînant dans des pièges qui le conduisent vers son autodestruction.

Explorer dans sa puissance émotionnelle, temporelle, historique, la falaise de Bâmiyân, fossile de temps imbriqués, c’est refuser d’entrer dans ce piège.  En ce sens oui, reprenant Picasso parlant de Guernica, « l’art n’est pas fait pour décorer des appartements, c’est un instrument de guerre offensive et défensive contre l’ennemi7».

Pascal Convert, Diptyque les enfants de Bâmiyân. 

Pascal Convert, Diptyque les enfants de Bâmiyân. 

Avec votre film Les enfants de Bâmiyân, vous venez équilibrer cette tension historique par l’évocation de la vie quotidienne : les jeux de ballons des enfants de Bâmiyân, en nous disant que la vie continue, malgré tout, malgré la catastrophe, malgré les interdits énoncés par les semeurs de terreur. Le jeu, la joie des humiliés de l’histoire, comme résistance à la barbarie ?

Du travail sur les dessins de ma fille (Mona dans l’espace8), aux vitraux de l’abbatiale de Saint-Gildas-des-Bois inspirés par des photographies d’enfants internés prises au début du XXe siècle, ou à la Chambre intérieure, installation présentée prochainement au domaine de Chaumont, la question de l’enfance est un motif central de mon travail. Dans une exposition titrée Histoire-Enfance9, je montrais que ces deux termes ne sont pas deux pôles opposés mais les points de rencontre d’une expérience vécue, parfois traumatique.

Quand je suis arrivé à Bâmiyân, je ne pouvais pas ignorer ceux qui étaient à côté de moi, les enfants de la falaise et leur regard à hauteur d’homme, d’une dignité rare, de la dignité de ceux qui ne mentent pas, qui ne trichent pas malgré leur vie faite d’inconfort et de pauvreté. D’origine hazara, ils seraient les descendants des soldats de Gengis Khan restés en Afghanistan au XIIe siècle, et dans leurs regards qui font face sans ciller à la caméra, on retrouve le temps long de l’histoire. Ils ne sont ni humiliés, ni méprisés. Abandonnés de tous, ils sont tout puissants, ils sont l’histoire de ce lieu et les grands Bouddhas que les talibans les ont parfois obligés à détruire font partie de leur famille pour l’éternité.

Pascal Convert, Les enfants du Bâmiyân, 2016.

Pascal Convert, Les enfants du Bâmiyân, 2016.

Comme interprétez-vous l’affirmation de Walter Benjamin selon laquelle « écrire l’histoire signifie donner leur physionomie aux dates » ?

Si l’on prend cette citation de Walter Benjamin au pied de la lettre, les dates auraient un visage. Dans le cas de Bâmiyân, ce serait autant de visages que de cavernes sanctuaires, chacune ayant sa propre histoire qu’il conviendrait de raconter. Celle dans laquelle un groupe de talibans a détruit toutes les têtes sculptées puis mis le feu à des pneus pour que la fumée goudronneuse recouvre les fresques des murs et plafonds pour enfin, en signe d’infamie, les souiller avec les empreintes des semelles de leurs chaussures. Celle recouverte d’un manteau d’écritures peintes et gravées dont l’épaisseur est le signe d’un acharnement au point que presque rien, hormis le nom du prophète Muhammad, n’est lisible.

Même s’ils ont crevé les yeux de la falaise en détruisant caverne par caverne la polychromie et les ornements, Bâmiyân, devenue « la falaise aux mille trous, la falaise aux mille yeux de contemplation, des yeux dirigés vers nous, vers le monde et pourtant retirés de lui, intérieurs (…), les enfants continueront de jouer devant [elle]. Ils s’amuseront à regarder - ou à explorer - les trous qui la constellent. Ils savent que dans les antres sont les temps. Comme sur le front du grand-père sont les rides ; les blessures ou l’écriture de toute son histoire. Alors ils imagineront la falaise comme le front gigantesque d’un être encore sous la terre et qui resurgira un jour dans une puissance qu’aucun pouvoir ne pourra contenir10 ».

 

Notes

1 Georges Didi-Huberman, L’Album de l’art à l’époque du Musée imaginaire, éd. Hazan et Louvre éditions, 2013, p. 31.
Id., p. 151.
3 https://iconem.com/fr/
4 Pierre Trahard, L’Art de Marcel Proust, Paris, Dervy, 1953, coll. « Sainte-Beuve », p. 55.  Cité par David Mendelson, Le verre et les objets de verre dans l'univers imaginaire de Marcel Proust, éd. José Corti, Paris, 1968.
Dictionnaire mondial des images, dir. Laurent Gervereau, éd. Nouveau Monde, Paris, 2010, p. 200.
6 Les règles de Dieu, la loi de Dieu dans le Coran.
7 « Picasso n’est pas officier de l’armée française », interview de Picasso par Simone Tery, Les lettres françaises, Paris, 24 mars 1945, p. 5. Cité in Guernica, éd. Musée Picasso, Paris, 2018.
8 Michel Gauthier, Mona dans l’espace - Sur les Native Drawings de Pascal Convert, in Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne n°75, printemps 2001.
9 http://www.pascalconvert.fr/histoire/histoire_enfance/film.html 
10 Georges Didi-Huberman, Antres-Temps (Ritournelle de Bâmiyân), livre d'artiste, éd. Galerie Eric Dupont, Paris, 2017.

Dernière mise à jour le 12 mars 2021