32 restitutions en 5 ans : le Cnap au service du patrimoine
Louis Neillot, Sous-bois, Bellevue, 1935. Huile sur toile, 65,2 x 81 x 2,1 cm. Inv. FNAC 15149
Investi dans une démarche active de recherche des biens culturels disparus, le Centre national des arts plastiques (Cnap) célèbre le retour sur le territoire national d’une œuvre disparue depuis près de 75 ans. Le 11 décembre 2024, la toile La Plaine, Cassis-sur-Mer du peintre Henri Manguin 1874-1949) a été restituée par le groupe allemand Bayer AG à l’État français, déposée et présentée au Musée d’art moderne André Malraux (MuMa) du Havre, au sein d’un nouveau parcours de visite.
Acquise par l’État et déposée en 1916 au ministère des Affaires étrangères à Paris, ce tableau de Manguin avait disparu durant l’Occupation, période où l’édifice ministériel fut occupé par l’armée allemande. En décembre 1950, Bayer AG l’acquiert auprès de la Kunstverein fur Rheinlande und Westfalen de Düsseldorf, une institution dirigée alors par Hildebrand Gurlitt le marchand d’art impliqué dans les transactions d’œuvres spoliées. Sa restitution marque aujourd’hui une étape importante dans la reconstitution de l’histoire des collections dispersées pendant les conflits, notamment de la Seconde Guerre mondiale.
Il arrive ainsi que des œuvres appartenant aux collections publiques françaises, comme celles du Cnap, aient disparu de leur lieu de dépôt avant de refaire surface – souvent dans des collections privées – au moment d’expositions ou de ventes, en enchères publiques ou bien par des antiquaires. La collection du Cnap n’échappe pas à ce phénomène de réapparition d’œuvres manquantes qui s’est intensifié ces dernières années, et les revendications jusqu’aux restitutions se sont multipliées. En 5 ans, ce sont ainsi 32 œuvres de la collection du Cnap qui ont été réintégrées au patrimoine artistique français.
La lutte contre la dispersion du patrimoine artistique national qui s’est singulièrement structurée depuis la fin des années 1990 a permis une prise de conscience progressive de l’ensemble des acteurs du monde de l’art pour une meilleure traçabilité des œuvres. En plus de conduire une veille sur le marché de l’art, le Cnap s’efforce d’établir un contexte favorable aux restitutions en collaborant avec les musées, les professionnels du marché de l’art, les services de police, mais aussi les artistes et leurs ayants droits. Bien souvent, les détenteurs ignorent la provenance illicite des œuvres en leur possession, il s’agit alors de justifier de la propriété des œuvres en exploitant les archives et d’engager une démarche de revendication. Si la nature inaliénable, insaisissable et imprescriptible des collections nationales permet, le cas échéant, d’engager des procédures judiciaires, le Cnap privilégie un dialogue amiable qui permet d’aboutir, le plus souvent, à la restitution des pièces.
Grâce à une démarche rigoureuse de recherche et de collaboration, ces efforts de restitution ont permis de réintégrer plusieurs œuvres majeures au sein du patrimoine artistique national. Les exemples suivants illustrent ces réussites et témoignent de l'engagement constant du Cnap pour préserver et restituer des biens culturels disparus.
Le Paysage marin de Jean Carzou
Artiste syrien d’origine arménienne installé en France, Jean Carzou (1907-2000) a présenté l’une de ses marines lors du 58e Salon de la Société des artistes indépendants en 1947. Cette toile fut acquise par l’État, puis déposée l’année suivante dans les bureaux du Gouvernement de la Guinée française à Conakry. Cependant, après l’indépendance de la Guinée en 1958, aucune trace de ce paysage marin ne figure dans les archives. Ni signalement, ni documents n’expliquent sa disparition, et aucune mention ne figure dans les inventaires successifs menés à l’Ambassade de France à Conakry, où le tableau aurait pu être transféré. En 2022, de nouvelles recherches ont permis au Cnap d’identifier une œuvre mise en vente en 2000 à Lyon, présentant des caractéristiques similaires à celles de la toile disparue. L’enquête débute alors malgré l’absence d’archives ou de catalogues détaillés de la maison de vente, le commissaire-priseur ayant cessé ses activités pour devenir expert. Seule pièce essentielle qu’il conservait, le procès-verbal de la vente mentionnant le nom du vendeur et de l’acheteur. Le Cnap réussit à trouver un consensus avec le commissaire-priseur et a obtenu l’identité de l’acquéreur. Parallèlement, le Cnap consulta le catalogue de vente auprès de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), mais celui-ci ne contenait pas de reproduction de l’œuvre, rendant impossible toute comparaison avec la photographie transmise par l’artiste en 1947. La Fondation Carzou alors en plein processus de dissolution ne put apporter son aide. Les photographies transmises par le détenteur, résidant en Suisse, permirent de vérifier qu’il s’agissait bien de la même œuvre, et de relever qu’il n’y avait plus, sur son revers, ni le marquage habituel indiquant la propriété de l’État, ni d’éventuelles inscriptions. Malgré des négociations complexes, la restitution fut finalement obtenue, avec le soutien du Consulat général de France.
Jean Carzou, Paysage marin, 1947. Huile sur toile, 46 x 61 cm. Inv. FNAC 20238
Déposée en 1948 au Gouvernement de la Guinée française à Conakry, retrouvée chez un collectionneur en 2022, restituée au Cnap en 2023.
La recherche du patrimoine artistique, une démarche collective
Le Cnap s’appuie sur l’implication et la vigilance des ayants droit, une ressource précieuse grâce à leur connaissance approfondie de l’œuvre de l’artiste et aux archives familiales. Les collaborations récentes avec les descendantes des peintres Francis Harburger (1905-1998) et Louis Neillot (1898-1973) ont récemment contribué à la restitution de trois peintures. Ces œuvres avaient anciennement disparu de leur lieu de dépôt – le musée des Beaux-arts d’Orléans et le ministère des Affaires sociales puis de la Santé – dans des circonstances incertaines. Deux d’entre elles ont circulé auprès de marchands qui n’ont fourni aucune information sur leur provenance, tandis que la troisième se trouvait chez des particuliers, avant qu’elles ne soient confiées à des commissaires-priseurs des maisons de vente Rossini et Philocale.
Dans ce cas, le rôle du Cnap est d’intervenir auprès des maisons de vente et des détenteurs pour faciliter le processus de restitution. Il constitue un dossier documentaire à partir de tous les éléments d’archives relatifs à l’histoire de l’œuvre et aux circonstances de son acquisition par l’État, avant de développer un dialogue ouvert et transparent avec les intéressés. Il s’agit à la fois de simplifier la restitution des œuvres, en favorisant une résolution consensuelle et efficace, tout en encourageant l’engagement de chacun dans ce processus. La disparition d’une œuvre est souvent complexe à retracer, surtout lorsque le dépôt est ancien. Si certains biens ont pu faire l’objet de vols sur leurs lieux de dépôts, il arrive aussi que la disparition résulte d’une négligence dans la gestion de l’objet dont le caractère patrimonial peut avoir été oublié progressivement ou dont les déplacements successifs n’ont pas été signalés au déposant. En outre, le marquage classique de l’administration des Beaux-Arts, avec des étiquettes apposées au revers de la toile ou sur le châssis est susceptible ne plus exister du fait d’un effacement intentionnel ou accidentel. Toutefois, la provenance de l’œuvre peut le plus souvent être retracée même en l’absence de marquage.
Dans le cas de la Sainte-Famille de Louis Janmot (1814-1892), acquise par l’État à l’artiste en 1868 au Salon des Artistes Vivants (Paris), délicate composition destinée la chapelle de l’hospice de Maubeuge, le récolement avait permis de constater la disparition de l’œuvre. Pourtant, la toile
n’avait pas quitté la ville de Maubeuge : elle se trouvait à la congrégation religieuse des Sœurs de Sainte-Thérèse d’Avesnes. En 2021, souhaitant se séparer de plusieurs objets, la congrégation vendit le tableau à un brocanteur de la région, qui le confia quelques mois plus tard à la société de vente aux enchères, Artcurial. C’est une photographie dans le catalogue de la vente qui alerta le musée des Beaux-Arts de Lyon, attentif aux ventes de cet artiste dont il conserve plusieurs œuvres et l’ensemble exceptionnel Le Poème de l’âme. Son attention se porta particulièrement sur le cartouche du
cadre, mentionnant : « Donné par l’Empereur / 1868 ». Ce terme, utilisé par l’administration des Beaux-Arts jusqu’en 1882 désigne, en fait, un dépôt de l’État relevant, bien souvent, de la collection du Cnap. Prévenu par le musée de Lyon, le Cnap a obtenu d’Artcurial le retrait du lot de la vente et remit au détenteur le dossier documentaire justifiant de la propriété de l’État. Après sa restitution, la restauration du tableau a été confiée au Centre de recherche et de restauration des musées de France, avant sa présentation au musée d’Orsay lors de l’exposition « Louis Janmot. Le Poème de
l’âme ». Cette toile est aujourd’hui déposée par le Cnap et visible dans le parcours des collections du musée des Beaux-arts de Lyon.
Louis Janmot, La Sainte Famille, 1868. Huile sur toile, 80 x 63,5 cm. Inv. FNAC FH 868-198
Déposée en 1868 à la chapelle de l’hospice de Maubeuge, restituée au Cnap en 2021 par un brocanteur.
Louis Neillot, La Guerne, 1970. Huile sur toile, 50,5 x 61,5 cm. Inv. FNAC 32068
Déposée en 1975 au ministère de la Santé à Paris, retrouvée chez un collectionneur en 2023, restituée au Cnap en 2024.
Francis Harburger, Nature morte aux aulx, vers 1958. Huile sur toile, 33 x 46 cm. Inv. FNAC 26193
Déposée en 1958 au ministère des Affaires étrangères à Paris, retrouvée chez un collectionneur en 2024, restituée au Cnap en 2024.
Le Drame Lyrique de Jean-Alexandre-Joseph Falguière (1831-1900)
L'œuvre, commandée par l’État français en mars 1897 pour l’Opéra-Comique, est déposée en 1898 dans le grand vestibule Boieldieu du nouveau bâtiment, reconstruit à la suite d’un violent incendie. La statue rejoint les compositions d’artistes de renom comme Luc-Olivier Merson, Albert Maignan, Henri Gervex, ou encore Benjamin-Constant chargés de célébrer la gloire de ce genre musical. Le Drame Lyrique voisine avec une allégorie de l'Opéra comique d'Antonin Mercié. Retirée en 1932 car son iconographie apparaît alors en décalage avec la politique artistique menée au sein de l’Opéra, la sculpture regagne les réserves de l’administration des Beaux-Arts. Elle est ensuite envoyée en dépôt à Angers en 1936. Mais à la fin de la Seconde Guerre mondiale, on en perd la trace. Laurent Falguière, ayant droit et arrière-petit-fils du sculpteur Jean-Alexandre-Joseph Falguière, qui avait entrepris des recherches sur l’œuvre de son ancêtre s’intéresse en 2016 au destin de la sculpture en marbre Le Drame Lyrique. Ses recherches à la
documentation du musée d’Orsay le mettent sur la piste d’une sculpture photographiée dans les réserves de la Alte Nationalgalerie à Berlin.
Deux détails très factuels attestés par les sources documentaires de l’époque confirment le rapprochement entre l'œuvre déposée à Angers et celle de Berlin : sur le tronc d’arbre, l’artiste a gravé dans le creux de la pierre un graffiti représentant une main enfonçant un poignard dans
un cœur - un détail décrit dans l’article de L’Événement du 3 février 1899 ; une altération sur la crosse du violon mentionné dans la presse locale au moment de l’installation de la sculpture à Angers (Petit Courrier du 10 octobre 1937). À la suite d’une communication dans le cadre d’un colloque sur Les femmes de l’Opéra-Comique (« L’allégorie du drame lyrique sculptée par Alexandre Falguière ») 22-23 septembre 2021, Laurent Falguière et Agnès Terrier (dramaturge de l’Opéra-Comique), prennent contact avec la Alte Nationalgalerie de Berlin et par l’intermédiaire d’Anne Pingeot avec le Cnap. Le contact entre le musée et le Cnap est alors établi. Trois ans auront été ainsi nécessaires pour concrétiser la restitution de l’œuvre au Cnap. La sculpture a quitté la Nationalgalerie - Staatliche Museen de Berlin le 16 décembre 2024. Elle retrouvera en 2025 le vestibule de l’Opéra-Comique pour lequel elle avait été acquise.
Jean-Alexandre-Joseph Falguière, Le Drame lyrique, 1897. Marbre, 235 x 90 x 70 cm. Inv. FNAC 3674
Déposée en 1936 à la mairie d’Angers, retrouvée dans une collection publique allemande, restituée en 2024.
Le Portrait d’Anatole France de Kees Van Dongen : un dossier non résolu, une revendication toujours en cours
Certaines revendications prennent des tournures plus complexes, à l’image de celle du Portrait d’Anatole France peint par Kees Van Dongen (1877-1968) en 1921. Entrée dans la collection publique à la suite de la vente aux enchères du Salon du Franc organisée en 1926 au Palais
Galliera, cette toile a connu un parcours atypique. Déposée au musée du Jeu de Paume en 1927 elle est empruntée par l’artiste en 1931 pour une exposition personnelle, mais ne sera jamais restituée.
En 1932, la peinture intègre la collection privée du Docteur Roudinesco, après avoir été indûment revendue par Van Dongen lui-même. Malgré les démarches du conservateur de l’époque interrompues par la Seconde Guerre mondiale, l’affaire tombe dans l’oubli. L’œuvre quitte la France pour New-York où elle est cédée au trust d’Henry Ford en 1968, lors d’une vente dédiée à la collection Roudinesco.
Plus de cinq décennies plus tard, elle est redécouverte en 2021 lors d’une vente chez Christie’s à Londres, chargée par les héritiers d’organiser la dispersion de la collection Ford. Depuis, le Cnap et le ministère de la Culture mènent des démarches soutenues pour obtenir sa restitution.
Cependant, ces efforts se heurtent au silence du trustee Ford, qui refuse tout dialogue.
Si les tentatives amiables engagées depuis 2021 ne progressent pas, une procédure judiciaire complexe constituera la seule issue. Ce cas emblématique souligne la nécessité d’une coopération internationale renforcée et d’un cadre juridique adapté pour surmonter les défis liés
à la restitution du patrimoine artistique recherché.
Kees Van Dongen, Portrait d’Anatole France, 1921. Huile sur toile, 210 x 150 cm. Inv. FNAC 9416
Déposée en 1927 au musée du Jeu de Paume à Paris, revendication en cours.