Abdelkader Benchamma

Exposition
Arts plastiques
Frac Auvergne Clermont-Ferrand

Random, encre sur papier

Prodige du dessin dont la notoriété ne cesse de grandir hors de nos frontières, l’artiste français Abdelkader Benchamma, installé entre Montpellier, Paris et Mexico, bâtit depuis des années une oeuvre graphique à mi-chemin entre street art, graphisme, et dessin contemporain. A l’occasion de la publication d’un livre sur lequel il travaille depuis six ans, à la fois roman graphique et bande dessinée, le FRAC Auvergne lui consacre sa première grande exposition institutionnelle, au moment même où se prépare un autre projet à l’invitation du prestigieux Drawing Center de New York. Edité par le FRAC Auvergne, Agnès b. et L’Association (dont tout le monde connaît le fameux Persepolis de Marjane Satrapi), le livre contient 300 dessins consacrés à la naissance de l’univers, exposés pour la première fois au FRAC, accompagnés de dessins muraux éphémères réalisés à l’encre de chine.


Random est le récit impossible d’une création. Tout semble simple en apparence et, à première vue, le lecteur imagine intuitivement être plongé dans un récit des origines habité par le souffle épique d’une histoire consacrée à l’avènement de l’univers. Immédiatement – la couverture du livre nous y incite – les images fantastiques du Big Bang surgissent et, avec elles, toutes les perceptions populaires d’univers en expansion, de bouillon primordial, d’apparition de la vie, de tumultes explosifs suivis de silences absolus. Ces perceptions irriguent tout un champ lexical aux intonations fabuleuses, presque magiques : big crunch, relativité restreinte, énergie noire, trous noirs, matière sombre, super novae, entropie, vide quantique, boson de Higgs, théorie des cordes, multivers, etc. Avec ces images, ces perceptions et ce champ lexical, nous sommes au coeur d’un imaginaire collectif fantasque, fantastique, riche en projections, en abstractions, en infini, en questionnements physiques et métaphysiques (pourquoi quelque chose plutôt que rien, qu’y avait-t-il avant, est-ce le résultat du hasard, le temps existe-t-il, etc.).
Random est le récit d’une création cosmologique en même temps qu’il est le récit de sa propre création en tant que livre. Il faut considérer cet ouvrage en ayant à l’esprit la coexistence de ces deux strates, intimement mêlées. La première, que l’on peut hâtivement qualifier de narrative, consiste en une vaste fresque fantasmée et anachronique déployant une succession d’événements cosmiques, planétaires et moléculaires qui décrivent l’avènement d’un univers et d’une planète qui probablement ne sont pas les nôtres. Le second niveau de lecture concerne la mise en abîme de l’acte de création du livre et la manière dont près de trois cents dessins réalisés sur plus de six ans s’agencent, s’aboutent, et trouvent une cohérence tant narrative que dans l’harmonisation de leurs surfaces pour fonder le récit impossible d’une création.
Ce livre est inclassable. Ni catalogue d’exposition, ni roman graphique, ni bande-dessinée, il est à la fois un manuel de cosmologie, un carnet de dessins, un story-board, une histoire fantastique. La narration ne cesse de s’effilocher, de bégayer, de hoqueter ; elle juxtapose des scènes qui, aboutées, semblent vouloir s’animer, s’alimenter, se contaminer les unes les autres, jusqu’à former la trame d’une histoire que le lecteur ne peut s’empêcher d’assimiler à celle d’une création cosmique d’où la vie surgirait à la manière d’un coup de dés hasardeux. Les images de Random font surgir les souvenirs des récits d’anticipation, espaces fantasmés de la littérature et du cinéma – Solaris d’Andreï Tarkovski, 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick pour ne citer que les plus fameux –, visions artistiques croisées avec les théories scientifiques les plus actuelles – théorie des supercordes, des univers à n dimensions, espaces inatteignables et abstraits de la cosmologie que les mathématiques fondamentales sont parvenues à démontrer et à modéliser.
Random est un récit sur la transformation. Ce principe de transformation s’applique autant aux éléments qui fondent la narration qu’aux étapes formelles nécessaires à l’élaboration du livre. Il y a, d’une part, la transformation improbable de la matière – du gazeux au visqueux, du visqueux à l’incandescent, de l’incandescent au minéral, du minéral au liquide, du liquide au végétal, etc. Il y a, d’autre part, la transformation des formes et de la forme – du dessin à l’image, le passage du geste de la main au processus mécanique de l’impression, de l’espace du dessin à la trame imprimée, du temps du dessin au montage du livre, etc.

En science, selon la loi de conservation de l’énergie, on sait que dans un système donné l’énergie est toujours la même (elle n’est jamais créée ni détruite) mais qu’elle subit des mutations, perdant généralement de sa qualité lorsqu’elle est transférée d’un corps à un autre, d’un état vers un autre. C’est le fameux « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » de Lavoisier. Cette perte de qualité de l’énergie est ce que l’on nomme l’entropie et correspond au degré de désordre d’un système. Dans Random, il n’est question que de cela. La mutation des matériaux (magma, roches, eau, particules, végétaux) va toujours dans le sens d’une perte qualitative d’énergie, comme le montre l’accalmie progressive qui advient au fil de la narration, jusqu’à l’épuisement du paysage, comme laissé en jachère, labouré par les sillons creusés par les roches, figé dans une glaciation climatique qui semble redoubler le gel du temps, jusqu’à l’extinction de la dernière étoile dans le ciel noir. Ceci est vrai jusqu’au phénoménal sursaut d’énergie explosive qui vient clore le livre, ouvrant l’espace cosmique sur un immense vide quantique, fermant le livre sur son annihilation même, à savoir une double page blanche, une tabula rasa qui inaugure aussi un possible recommencement. Parallèlement, la mutation des dessins en images, d’oeuvres autonomes (chaque dessin exécuté indépendamment des autres) en fragments d’un tout (le livre) s’effectue, systématiquement, selon un régime entropique. Le terme « systématiquement » prend ici tout son sens car Random fonctionne selon un « système », est un « système » mi-organisé, mi-chaotique (« Il faut le système, et il faut l’excès » disait Georges Bataille). L’entropie, en tant que transformation qualitative, est particulièrement à l’oeuvre dans la façon dont chaque dessin original perd sa surface, sa somme de gestes, son temps d’exécution, pour devenir l’élément homogénéisé et lissé d’une totalité reproduite mécaniquement sur un papier d’imprimerie.
Random est un traité de métamorphose.
Random ouvre son espace fictionnel et narratif sur une question plus vaste, celle de savoir ce qu’est l’espace de manière plus générale. Il ne s’agit pas uniquement de l’espace interne aux dessins (espace formel spécifiquement lié au médium employé par l’artiste), pas seulement de l’espace déployé par la narration (espaces planétaire, cosmique, humain, moléculaire, espace invisible de la matière noire, etc.), mais également de l’espace du livre, espace fondé par le passage du dessin vers sa reproduction imprimée, son montage avec d’autres dessins dans un certain ordre, selon un rythme et une succession contingentés par la superposition des pages, empilées les unes sur les autres comme autant d’univers parallèles...
Sur le plan formel, l’espace de chaque dessin original (exécuté à l’encre de chine et au feutre sur une feuille) ouvre l’espace du livre, en même temps que l’espace du livre met à distance l’espace formel du dessin en le ramenant à une image imprimée mécaniquement. Sur le plan strictement narratif, l’espace ne cesse de muter, par métamorphose de la matière, par déflagrations d’étoiles. L’espace se déploie, se transforme ou bien s’emboîte à la façon de volumes gigogne ou de fractales dans lesquelles le tout est semblable à ses plus petits éléments constitutifs. Quant aux hommes, ces figurines génériques qu’Abdelkader Benchamma rend semblables à des petits soldats disposés sur un champ de bataille factice, ils donnent temporairement sa mesure à l’espace, expulsés depuis l’espace anthropomorphique d’un grand tumulus végétal primitif ; ils habitent l’espace, mais leur présence n’est finalement pas requise, ils ne sont qu’une transformation parmi les autres, fantomatique, insignifiante, irrésistiblement attirés par la lumière magique d’éclairs lumineux émis au sommet d’une montagne lointaine comme autant d’éphémères, ces insectes ailés les plus anciens de notre planète qui ne durent que quelques heures.
Jean-Charles Vergne, Random (extraits)

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Dernière mise à jour le 13 octobre 2022