Les mains baladeuses première exposition personnelle de Tiphaine Calmettes

Soutien aux galeries / première exposition
Projet soutenu par le Cnap
Exposition
Arts plastiques
Arnaud Deschin galerie Bagnolet

Il se passera certainement, au cours de l’exposition Les mains baladeuses, une scène mystérieuse qui se répétera à plusieurs reprises : des visiteurs, au lieu de flâner mollement, le buste libre de toute contrainte, le regard dirigé vers les murs ou le sol, serpenteront chez Arnaud Deschin, galerie, le visage embrumé adhérant à un inhalateur de plastique. Au commencement des repas qu’elle entend organiser, Tiphaine Calmettes souhaiterait que les « regardeurs » se muent, le temps d’un prologue, en respirateurs. Marcel Duchamp, dont la déclaration est fort connue – « J’aime mieux vivre, respirer, que travailler » – a évoqué dans ses textes les buées, les odeurs, les exhalaisons. Mais d’inhalations, point. On peut imaginer pourtant que l’objet, avec ses connotations sexuelles et son caractère doucement inquiétant, n’aurait sans doute pas déplu à l’artiste. Imaginer déambuler dans une exposition et être moins obnubilé par ce qu’il y a à voir que ce qu’il y a à sentir ressemble là à un rêve de nez ; toutefois Tiphaine Calmettes ne recherche pas nécessairement l’annulation d’un sens par la domination d’un autre. Au contraire, tous devraient être sollicités au cours de cette exposition, dont le titre appellerait pourtant plus celui du toucher. Une des premières « mains baladeuses » éparpillées dans cette présentation nous conduit justement à ce pas de côté nécessaire : le geste de l’admoniteur n’expose pas de récit exemplaire mais pointe le mur grêlé de la galerie. Ce que nous devons retirer de l’exposition est à portée d’œil, de doigt, d’oreille, de nez voire de papilles, pour autant que l’on s’y attarde un peu. Les mains baladeuses s’organise en effet en deux temps : celui à proprement parler de l’exposition, et celui des repas, inhalateurs compris.

Les repas, qui forment le point de départ du projet de l’artiste, organisés en collaboration avec la chef Virginie Galan, héritent d’une vaste tradition de l’art de la seconde moitié du XXe siècle, Daniel Spoerri en tête. Mais le caractère pantagruélique et joyeusement décadent de certains repas du « chef Daniel » sont bien éloignés des dégustations de Tiphaine Calmettes, pendant lesquelles on ne s’empiffrera guère : l’inhalation d’armoise évoquée plus haut introduit plutôt une interrogation sur les plantes sauvages urbaines déclinée en différents plats – mousse de pissenlit, racines fumées, beignets de lichens, gaspacho lobulaire, chartreuse en coque de noix et autres appellations éminemment poétiques. Cueillies lors d’explorations parisiennes, ces plantes appellent plus à une sorte de rituel sacré au cours duquel l’inhalation transforme la mise en bouche en mise en nez. Gardera-t-on en nez lors du repas l’armoise liminaire ? Ou, pour le dire autrement : se pourrait-il que sans pour autant avoir eu l’impression de toucher, nous ayons pu néanmoins respirer dans sa totalité une œuvre d’art ?

Pour celles et ceux qui ne pourront participer à ces repas, l’exposition s’organise comme un rappel de ces possibles expérimentations gustatives, et offre elle aussi son lot de sensations épidermiques : si le goût n’est plus convoqué, l’odorat se voit chatouillé par la compagnie imposante d’un alambic produisant tout au long de la journée un gargouillement régulier, signe de la production en cours d’une eau florale naturelle. La table utilisée pour les repas est présentée séparée de ses tréteaux, et développe une mousse dont on ne peut discerner si elle est la moisissure désolée d’une ruine abandonnée ou au contraire un renouveau fourmillant de jeunes pousses désireuses de s’étendre. Peut-être les deux à la fois, car Tiphaine Calmettes aime cultiver l’ambiguïté. Elle se situe probablement dans la lignée d’aînés qui ont su eux aussi transformer la moisissure, en faire un sujet d’étude mélancolique mais pourtant tourné vers des formes de renouveau : en cela, elle se situe plutôt du côté des élevages bactériens vivement colorés d’un HA Schult ou encore des expérimentations pseudo-scientifiques d’un Peter Hutchinson plutôt que des tas déliquescents de Dieter Roth.  On ne s’étonnera pas de découvrir, dans son travail antérieur, des figures proliférantes comme des champignons lignivores, qu’elle a fait éclore à travers des photographies, ou un corail dont elle a moulé une reproduction d’après une gravure. L’humidité, et par là même une source potentielle d’existence, l’a intriguée pour Les mains baladeuses, au même titre que la sécheresse : les champignons, les coraux précédemment évoqués ont côtoyé les cactus, les cailloux et la terre. D’ailleurs, l’hypertufa qu’elle utilise pour ses structures est un matériau passablement ambivalent, mêlant notamment le ciment supposément stérile à de la tourbe fertile. Comme dans les friches urbaines où les plantes rudérales viennent reprendre leurs droits, la table que Tiphaine Calmettes expose verticalement ou horizontalement est en perpétuelle évolution, se couvrant au gré des jours et des arrosages de mousses et de lichens. Les jeux d’allers-retours qu’elle opère entre le naturel et l’artificiel se poursuivent dans Les mains baladeuses, à la suite d’œuvres plus anciennes où elle manipulait légèrement des objets de façon à en rendre la lecture biaisée ou malaisée : ainsi d’un cactus globulaire dont elle avait collé minutieusement les épines entre elles de façon à former un dôme géodésique très peu spontané, ou encore d’une pierre brute taillée de façon à ce que son ombre forme une pointe parfaite.
Pour cette exposition, l’artiste propose un espace de réflexion, dans lequel l’arpentage des friches urbaines et la cueillette de leurs plantes comestibles ou médicinales, sont d’abord des gestes micropolitiques. Les mains baladeuses, ce sont ces mains capables de piquer, de gratter, de pincer, de racler, d’offrir mais aussi de serrer le poing. Mais là encore, le geste que l’on imagine vindicatif voire belliqueux renferme au creux des doigts des graines qui ne demanderaient qu’à être tirées de leur ensommeillement. Tiphaine Calmettes n’est pas activiste, ni même agricultrice : ses poings en argile, imaginés d’après les nendo dango de Masanobu Fukuoka, destinés à être lancés dans les champs et à laisser la nature agir sur elle, sont exposés en état de latence. Fukuoka avait fait du principe de non-agir la base de sa théorie agricole dans les années 1970, un principe que Marcel Duchamp aurait assurément apprécié. Tiphaine Calmettes, elle, laisse le champ libre à la spéculation : il est bien évident que l’imagination, si on la laisse suffisamment reposer, germe.

Camille Paulhan

Diplômée en 2013 de l'ENSA Bourges, Tiphaine Calmettes vit et travaille entre Paris et Cuigy-en-Bray. En 2014 elle intègre le comité de rédaction du magazine Mouvement et la coopérative de recherche de l'École d'art de Clermont-Ferrand en tant qu'étudiante-chercheure. Sélectionnée en 2016 par le salon de Montrouge, elle obtient par la suite une résidence à Bratislava, Slovaquie où elle propose un solo show intitulé « Astragals ». Après plusieurs expositions collectives en 2016 : le salon du 6B à Saint Denis, « Pourparlers et autres manipulations » au DOC à Paris, ou encore « Berlin Est » à la Arnaud Deschin galerie, sa première exposition personnelle « les Mains Baladeuses » prévue en septembre 2017 à la Arnaud Deschin galerie a reçu le soutien du Cnap.

Adresse

Arnaud Deschin galerie 12, rue de la liberté 93170 Bagnolet France
Dernière mise à jour le 2 mars 2020