Un être flottant

Exposition
Galerie Mitterrand Paris 03

Commissaire : Matthieu Poirier

Carlos Cruz-Diez est une figure historique du cinétisme et de l’art optique. En octobre 2016, il dialoguait avec l’architecture d’Auguste Perret (« Un être flottant », Palais d’Iéna, Paris) par le biais d’environnements monumentaux réalisés pour le lieu ou adaptés à celui-ci. L’exposition à la Galerie Mitterrand, elle aussi placée sous le commissariat de Matthieu Poirier, en est le pendant rétrospectif. Elle réunit à ce titre plus d’une trentaine d’œuvres-clefs de l’artiste né à Caracas en 1923. Ces tableaux, reliefs et environnements, du milieu des années 1950 à nos jours, témoignent tous de l’exploration incessante, par l’artiste aujourd’hui âgé de 93 ans, de la couleur comme phénomène spatial et sensoriel, cet « être flottant » rêvé par Vassily Kandinsky.

Formé à l’École des Beaux-Arts de Caracas où il obtient un diplôme de Professeur en 1945, Cruz-Diez vit au cours des années 1950 entre Caracas, Barcelone et Paris. S’il finit par s’installer en 1960 dans la capitale française, c’est dès 1954 que son œuvre connaît un tournant abstrait, à partir duquel l’artiste n’aura de cesse d’interroger la passivité sensorielle du support. Ses Proyectos murales (1954), des reliefs abstraits héritiers du néo-plasticisme de Sophie Tauber-Arp, sont ainsi peints de couleurs primaires se projetant sur leur support immaculé grâce à l’éclairage ambiant et en fonction de ses variations. Fait tout aussi surprenant, ces reliefs offrent ces mêmes éléments faisant saillie à la libre manipulation du spectateur. En 1955, les entrelacs de la série Parénquimas relèvent tant de l’art informel que de la microscopie cellulaire. En 1956, ce jeu de grilles prend un tour plus géométrique et la surface du tableau, envahie de triangles étirés et peints en aplats de couleurs primaires qui s’opposent violemment, produisent de puissants effets d’instabilité visuelle, non sans préfigurer, au sein de l’oeuvre, le système de lignes verticales et parallèles qui prévaut encore dans les réalisations les plus récentes de l’artiste.

Pour Cruz-Diez, la fixité de la composition, fut-elle abstraite, n’est qu’une image de plus, une nouvelle iconographie, aussi symbolique et narrative, voire anecdotique, que l’art figuratif. Dès 1958, l’artiste voit l’issue de cette impasse dans les théories de la couleur du XIXe siècle, chez Ogden Rood ou Eugène Chevreul, dans le néo-impressionnisme de Georges Seurat, dans le cubisme analytique de Pablo Picasso et Georges Braque, dans le futurisme de Giacomo Balla ou le suprématisme de Kasimir Malevitch, courants auxquels il empruntera la vibration, l’accélération et la suspension. Les découvertes plus récentes dans différents domaines scientifiques le passionnent tout autant : graphisme, photographie et reprographie modernes d’une part, optique, psychologie cognitive et phénoménologie de la perception, d’autre part. Selon Cruz-Diez, l’œuvre doit être porteuse d’enjeux « cinétiques » et « dynamogènes ». En d’autres mots, l’élément visuel, sans être forcément mobile lui-même, doit susciter chez son observateur un déplacement - une réaction motrice. Aussi et surtout, il doit produire la sensation « atmosphérique » d’un phénomène impalpable : celui d’une couleur pure, flottant dans l’espace physique mais aussi et surtout entre l’œil et le cerveau, dans le domaine psychophysiologique de la perception.

Dans les années 1960 et 1970, cette orientation esthétique prend chez l’artiste une connotation politique, démocratique pourrait-on dire, en ce qu’elle vient questionner la hiérarchie artistique qui veut que l’œuvre (ou son créateur) prime sur le spectateur. Cette participation active, cet appel à un corps velléitaire et non plus soumis à un message, même symbolique, se déploie chez Cruz-Diez d’une série à l’autre, non pas selon des thématiques ou des sujets, mais selon divers phénomènes, processus ou méthodes, tous liés au phénomène coloré (le préfixe chromo- est quasi systématique dès la fin des années 1950). La présente exposition vise ainsi à rendre compte de façon la plus exhaustive possible de l’univers de l’artiste, où les tableaux (Couleurs additives, dès 1959 ou Inductions chromatiques, dès 1963) sont peints, sérigraphiés ou même, ces dernières années, imprimés à partir de fichiers électroniques. Un haut degré d’inventivité technique s’y retrouve chez l’artiste, en vue d’une précision formelle que l’on pourrait qualifier de « chirurgicale » pensée en vue d’améliorer constamment l’efficience sensorielle. Ces données concernent tout autant ses reliefs (nommés Physichromies, dès 1959). Le plus souvent, ceux-ci n’offrent non pas tant un volume en saillie sur un fond ; ils présentent en réalité un soulèvement et une division du plan tout entier en de fines et multiples cloisons verticales, constituées elles-mêmes par des lamelles de divers matériaux (carton, plexiglas, métal, etc.) maintenues perpendiculairement au plan du support vertical.

D’une œuvre sur le plan mais dont la couleur palpite et se déploie dans l’espace, en passant par un environnement se jouant des données architecturales, Cruz-Diez déploie en réalité une conception singulière de l’abstraction, que l’on pourrait qualifier d’« héraclitéenne » - on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Car les œuvres répondent d’une même pensée du flux, où la couleur n’est pas un état donné mais une mutation jamais interrompue (si ce n’est, hélas, par le document photographique) dans le temps et l’espace réels. Cette transformation sensible, qui ne connait jamais d’état final, de résultat analysable et concret, est obtenue par des variations systématiques, programmées et modulaires, et non plus « picturales », subjectives ou gestuelles.

La puissante industrie informatique voudrait aujourd’hui voir dans l’art cinétique, optique, perceptuel ou encore participatif comme celui de Cruz-Diez l’amorce de l’art numérique ou interactif. L’expérience authentique et directe - et non médiatique - de son travail nous dit pourtant le contraire : le spectateur n’est pas une paire d’yeux fixées à un piquet planté face au tableau, mais un corps mobile, faisant l’expérience in vivo d’une œuvre dont la réalité sensorielle s’incarne de façon particulière chez chaque nouvel observateur. Ce dernier, devenu une partie cruciale de la création (« qui n’existe pas sans spectateur », énonce l’artiste), fait incidemment l’expérience du regardeur regardé, tout autant que d’une forme de jouissance esthétique que l’artiste a toujours souhaitée équivalente à celle procurée par la musique. On aurait ainsi tort de voir dans l’œuvre de Cruz-Diez une exploration simplement savante et ludique de la couleur : il s’agit bien d’une révolution du regard, d’une expérience dynamique de l’élasticité de notre perception, lorsque la couleur n’est plus pétrifiée face à nous, mais qu’elle plane au-dessus de son support, à la lisière de notre vision.

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Carlos Cruz-Diez is a historic protagonist of the kinetic and optical art movements. In October 2016 he dialogued with the architecture of Auguste Perret (“Un être flottant,” Palais d’Iéna, Paris) via monumental environments made especially for the site or adapted to it. This exhibition at Galerie Mitterrand, also curated by Matthieu Poirier, is the retrospective counterpoint to that event, featuring over thirty key works by this artist born in Caracas in 1923. These paintings, reliefs and environments made between the 1950s and the present demonstrate the constant exploration of colour as a spatial and sensorial phenomenon by this artist now aged 93 – the investigation of colour as that “floating creature” dreamed of by Wassily Kandinsky.

Trained at the fine arts school in Caracas, where he obtained his professorial diploma in 1945, Cruz-Diez spent the 1950s between Caracas, Barcelona and Paris, eventually settling in the French capital. It was in 1954 that his work took on abstract turn, and when the artist began his constant challenging of the support’s sensorial passivity. His Proyectos murales (1954), abstract reliefs in the tradition of Sophie Tauber-Arp’s Neoplasticism, were painted in primary colours and stood out from their immaculate support as a result of the ambient light and its variations. Equally surprising is the fact that the salient elements of these reliefs could be freely handled by viewers. In 1955 the intertwining structures of the Parénquimas series had elements of both Informel art and cellular microscopy. In 1956 this play of meshes took a more geometrical turn and the surface of the painting, covered with elongated triangles painted in violently clashing primary colours, producing powerful effects of visual instability. These works also prefigure the system of vertical, parallel lines that continues to obtain in the artist’s most recent pieces.

For Cruz-Diez, the fixity of the composition, even when abstract, is simply one more image, a new iconography, as symbolical and narrative, and even anecdotal, as figurative art. As of 1958 the artist saw a way out of this impasse in the colour theories formulated by Ogden Rood and Eugène Chevreul in the 19th century and applied in the Neo-Impressionism of Georges Seurat, the Analytical Cubism of Pablo Picasso and Georges Braque, the Futurism of Giacomo Balla and the Suprematism of Kazimir Malevich, from which movements he took his own use of vibration, acceleration and suspension. He is just as fascinated by the most recent scientific discoveries, with modern graphics, photography and reprography on one side, and optics, cognitive psychology and the phenomenology of perception on the other. For Cruz-Diez, the work of art must be “kinetic” and “dynamogenic”: in other words, the visual element, if not necessarily mobile itself, must elicit movement – a motor reaction – in the beholder. Also, and above all, it must produce the “atmospheric” sensation of an impalpable phenomenon, that of a pure colour floating in physical space and, especially, between the eye and the brain, in the psycho-physiological field of perception.

In the 1960s and 70s, this aesthetic orientation acquired a political or, we might say, democratic connotation in the artist’s work, in that it challenged the artistic hierarchy for which the artwork (or its creator) is seen as more important than the beholder. His idea of active participation, that is, of involving a volitional body that is not just subjected to a message, even a symbolic one, is explored in various ways in Cruz-Diez’s series, not in accordance with themes or subjects, but following various colour-related phenomena, processes or methods (as of the late 1950s, the prefix chromo- began to be included almost systematically in his titles). This exhibition sets out to convey the different facets of the artist’s world as fully as possible, with pictures (Couleurs additives, from 1959 and Inductions chromatiques from 1963) that are painted, silkscreened or, in recent years, printed from electronic files. Cruz-Diez employs the inventive potential of technology in order to achieve what one could describe as a “surgical” formal precision, the aim being to constantly improve the work’s sensorial effectiveness. These elements also concern his reliefs (the Physichromies, from 1959). Most of these do not actually consist of a three-dimensional form projecting from a ground but an entire plane divided into a multiplicity of fine vertical partitions, themselves constituted by strips made from various materials (cardboard, Plexiglas, metal, etc.) and held perpendicular to the vertical support.

From work on the plane whose colour palpitates and spreads into space, via environments that play on architectural elements, Cruz-Diez pursues a singular conception of abstraction that one could describe as “Heraclitean”: we never bathe in the same river twice. These works embody a similar idea of flux, in which colour is not a given state but a mutation that is continuous in real time and space (although it is, regrettably, inevitably interrupted in photographic documents). This palpable transformation, with no final state, no analysable, concrete result, is obtained by systematic, programmed and modular variations, instead of “pictorial,” subjective or gestural ones.

Today, the powerful computer industry likes to see the kinetic, optical, perceptual and participatory art of people like Cruz-Diez as the forerunner of digital or interactive art. And yet the authentic, direct – as opposed to mediated – experience of his work tells us the opposite: the viewer is not a pair of eyes on a stick facing a painting, but a mobile body, experiencing in vivo a work whose sensorial reality has a distinct form for each individual. Now a crucial part of the creative process (the work, says the artist, “does not exist without the viewer”), this beholder at the same time has the experience of the watcher watched, as well as enjoying a kind of aesthetic pleasure that the artist has always sought to make equivalent to the one provided by music. It would be a mistake to see the work of Cruz-Diez as simply a clever and playful exploration of colour, for what we have here is nothing less than a revolution of the gaze, a dynamic experience of the elasticity of our perception, when colour is no longer petrified, facing us, but hovers over its support, on the edge of our vision.

Matthieu Poirier

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Adresse

Galerie Mitterrand 79 rue du Temple 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022