Peter Saul
Peter Saul : La figuration comme rébellion, ou le côté dingue de l’Amérique
Il se passe plein de choses dans la peinture de l’américain Peter Saul : on y trouve des
blagues douteuses aux couleurs flashy, des frigos et Ronald Reagan, du Yankee trash et des
chiens de riches, un Superman aux toilettes, BANZAI, Mickey à l’assaut des « Japs » ou un
« MadDocter » en train d’ourdir des complots diaboliques. Avec une exubérance certaine, il
nous montre le monde tel qu’il est : désordonné et chaotique.
Vers la fin des années 1950, Peter Saul commence à mêler pop art, surréalisme,
expressionnisme abstrait, imagisme de Chicago, funk de San Francisco et culture BD dans
un langage qui lui est propre. Saul passe ses années formatrices près d’Amsterdam, puis à
Paris et Rome, avant de rentrer à San Francisco en 1964. Dans son Amérique natale, il avait
rêvé de Paris, de la vie de bohème ; sur place, il erre dans les rues de la ville, fumant
Gauloise sur Gauloise. À l’instar de Jean Seberg dans À bout de souffle de Godard, il
commence par vendre l’International Herald Tribune à la criée. Mais c’est Paris, capitale
mondiale de l’art à l’époque, et il entrevoit la possibilité d’une carrière artistique. Saul, qui
se trouve des affinités avec le travail du peintre chilien Roberto Matta, cherche à entrer en
contact avec lui, et l’impensable se produit : Matta le met en relation avec Alan Frumkin, le
marchand d’art de Chicago qui restera longtemps son galeriste. Saul expose aussi à Paris, à la
Galerie Denise Breteau, et sa carrière décolle dans la capitale.
C’est la distanciation par rapport à la culture américaine qui caractérise le regard artistique
de Peter Saul : « Je voulais vraiment être un marginal, un rebelle », dit-il aujourd’hui avec le
recul 1. Insolent au meilleur sens du terme, il s’intéresse aux phénomènes de la culture et de
la consommation de masse dès le milieu des années 1950. En dehors de toute école majeure,
il développe une oeuvre picturale singulière, échappant aux catégories : il n’appartient à
aucun groupe, aucun mouvement, mais peint à sa façon, insensible aux modes passagères.
Sa peinture, à juste titre, est souvent considérée comme relevant du pop art, avec lequel il
partage un intérêt pour le banal, la société de consommation, les univers visuels joyeux des
comics avec leurs couleurs vives et chatoyantes ; par certains côtés, pourtant, son travail s’en
démarque. Le choc est encore palpable lorsque Saul découvre pour la première fois ce
nouveau mouvement artistique dans une revue que son galeriste américain lui a adressée à
Paris. Ses premiers tableaux, surtout, mettent l’accent sur une structure visuelle complexe et
chaotique qui perdurera tout au long de sa carrière, et ne sont pas sans évoquer une certaine
proximité avec le geste dynamique de l’expressionnisme abstrait d’un Willem de Kooning,
auquel il consacrera plus tard toute une série de tableaux. La peinture de Peter Saul associe
ces systèmes opposés, ce qui lui confère le charme de l’abstraction, à quoi il faut ajouter un
troisième élément de plus en plus présent : la composante narrative, le récit.
Au coeur de sa première série, les Ice Box Paintings, Peter Saul place un réfrigérateur,
symbole de confort matériel et de croissance économique ; ses frigos sont l’antithèse de cet
après-guerre aseptisé. Roland Barthes lui-même l’écrit dans ses Mythologies : « Tout ce
paradis ustensile d’Elle ou de l’Express glorifie la clôture du foyer, son introversion
pantouflarde, tout ce qui l’occupe, l’infantilise, l’innocente et coupe d’une responsabilité
sociale élargie. » 2. Les frigos de Saul sont comme autant de boîtes de Pandore : ici, point
de victuailles bien rangées, ils débordent d’une cacophonie de denrées, de marques et de
formes peintes les plus folles. Le frigo sert aussi de cadre pour de petites tranches de vie, de
petits drames : dans l’un des tableaux, un petit personnage tout vert rêve devant la porte
ouverte d’un réfrigérateur rempli de tentations, de promesses publicitaires nouvelles :
voler ? Toujours plus haut, plus loin ?
Superman, Superdog, Mickey ou Donald sont des personnages connus de tous. Ils
constituent le plus petit dénominateur commun de la culture de masse américaine :
« Partout donc à Disneyland se dessine le profil objectif de l’Amérique » 3 , disait Jean
Baudrillard. Dans les comics, toutes les valeurs sont exacerbées, embaumées, emballées
proprement. Le monde est un « digest de l’american way of life », mais il cache un côté
trompeur : « Disneyland est là pour cacher que c’est le pays ‘réel’, toute l’Amérique ‘réelle’
qui est Disneyland » 4 .
Donald, le maladroit anarchique, est l’Américain moyen, tout comme Mickey, avec sa
supériorité morale, et Peter Saul en fait les héros de ses histoires. Mais il nous montre aussi
que ce nouveau monde clinquant et hygiénique de la culture populaire est creux : ses
personnages sont brisés, ridiculement petits, humains. Nous ne voyons Superman,
défenseur infatigable de la vérité et de la justice, que dans ses pires moments de déconfiture.
Dans toute une série de peintures, Saul évoque le revers de la médaille - méchants, gangsters
et bandits. A Killer (1964) commet ses méfaits, comme dans Super Crime Team (1961/62),
et l’on voit où tout cela peut mener dans Man in Electric Chair (1964). Si les images
n’étaient pas si colorées, on pourrait les appeler la série noire du pop art.
Au milieu des années 1960, Peter Saul commence à intégrer des messages politiques dans
son travail. Ici aussi, l’enjeu est l’actualité brûlante et la proximité de l’art et de la vie. Et son
art n’est ni élitiste, ni exclusif, comme les avant-gardes modernistes. « Il m’a suffi de
feuilleter le journal pour le trouver, ce côté dingue de l’Amérique », déclarait-il dans une
interview. Entre-temps, l’Amérique proprette des années 50 avait atteint des extrêmes. Au
Vietnam, la guerre froide est devenue chaude : la contre-culture montante a résisté à
l’anticommunisme de l’ère McCarthy. Avec force, elle rejette les diktats de la folie
consumériste, de l’hypocrisie et de la pruderie, la vulgarité et l’injustice de ce monde. La
contre-culture se frotte à une société qui réprime constamment ses conflits intérieurs et
refuse de regarder en face ses problèmes - tendances anti-démocratiques ou militarisation de
l’État. Dans sa célèbre harangue contre son pays natal, Allen Ginsberg écrit rageusement :
« Amérique je t’ai tout donné et maintenant je suis rien… Va te faire foutre avec ta bombe
atomique… J’en ai marre de tes exigences insensées » . À travers sa propre diatribe contre la
réalité américaine, Peter Saul rejoint les colères homériques de la Beat Generation de
William Burroughs, Jack Kerouac ou Allen Ginsberg. Il crée une peinture beat enragée qui
évoque le côté obscur du rêve américain. Épater le bourgeois : rebelle et clivant, il peint à
contrecourant.
En 1965, Saul est l’un des premiers à traiter l’une des pages les plus sombres de l’histoire
américaine à travers sa série vietnamienne. Des tableaux comme Yankee
Garbage (1966), Vietnam (1966) ou Saigon (1967) apparaissent comme une critique sociale
acerbe de l’actualité du moment. Paradoxalement, ces oeuvres figurent à la fois humour
excessif et critique du système, ludique mais implacable, en associant le langage visuel des
comics, avec ses couleurs criardes, et un contenu plus sérieux, voire un message. La colère
est vive, ici contre les crimes perpétrés par les Américains pendant la guerre du Vietnam, et
anime la peinture de Peter Saul. Toutes ces oeuvres sont évidemment orientées : elles
cherchent à prendre parti, elles proposent un point de vue outré sur les clichés raciaux et
sexuels servant à dépeindre l’obscénité de la guerre.
Pop en surface, la peinture de Saul est au premier abord salace, séduisante et colorée, mais
aborde pourtant les aspects profondément humains et complexes de la réalité américaine : la
guerre du Vietnam, les conflits raciaux, l’écart entre les riches et les pauvres dans la société.
« Choquer, c’est parler » dit-il pour expliquer sa méthode. Aujourd’hui encore, sa vision du
pop art reste empreinte de critique sociale : Angela Davis, égérie des droits civiques, est le
sujet de plusieurs de ses tableaux. Il place Ronald Reagan, gouverneur de Californie
ultra-conservateur, face à Martin Luther King. On retrouve Reagan, ancien héros de
westerns et défenseur des intérêts économiques américains lors de l’invasion de la Grenade,
sous la forme d’un anti-superman qui tire sur tout ce qui bouge, puis George W. Bush à
Abou Ghraib. Aujourd’hui, Donald Trump a remplacé ces personnages.
« Je fais du tort au ‘bon goût’, mais c’est une bonne chose » , écrivait Peter Saul dans une
lettre programmatique à son galeriste Allan Frumkin, que Robert Storr décrit à juste titre
comme « une boule puante déposée devant la porte du temple du grand art » . L’humour et
l’excès sont les armes que Peter Saul déploie dans son travail avec une grande insolence. Des
années plus tard, cette approche devient une stratégie centrale de l’art contemporain sous
l’étiquette « bad painting », et c’est cette transgression de toutes les limites qui a rendu tant
de choses possibles dans le monde de l’art, mais c’est bien avant le « bad painting » que
Peter Saul a délibérément enfreint les règles du bon goût. Visionnaire au style original, il a
annoncé le travail tardif de Philipp Guston et influencé toute une génération de jeunes
artistes américains : pour Mike Kelley, Eric Fischl, Raymond Pettibon, Erik Parker ou
KAWS, mais aussi Nicole Eisenman, Peter Saul est un « artiste d’artiste », dont l’importance
n’a que récemment été perçue par un public plus large.
La peinture de Peter Saul raconte des histoires qu’elle tend à exagérer : c’est sans doute la
façon la plus inclusive de décrire son oeuvre opulente. Ennemi du politiquement correct et
du bon goût, Peter Saul nous livre un travail qui déconstruit avec force l’idée que l’on se fait
de l’art moderne.
Martina Weinhart
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1. “Martina Weinhart im Gespräch mit Peter Saul, Germantown, New York, Juni 2016,”
in: Peter Saul, éd. Martina Weinhart (Cologne, 2017), 121.
2. Roland Barthes, Mythologies (Paris, 1957), version e-book, repère 745 (traduction BC).
3. Jean Baudrillard, “Simulacres et Simulations,” trad. Paul Foss, Paul Patton, and Philip
Beitchman, in Jean Baudrillard: Selected Writings, ed. Marc Poster (Stanford, 1988),171.
4. Ibid., 172.
p.p1 {margin: 0.0px 0.0px 0.0px 0.0px; font: 9.0px Helvetica}
5. Allen Ginsberg, “America,” disponible en ligne :
https://www.poetryfoundation.org/poems/49305/america-56d22b41f119f (dernière
consultation le 11 novembre 2019).
6. “Peter Saul in Conversation with KAWS,” Peter Saul. From Pop to Punk: Paintings from
the 60s and 70s (New York, 2015), 9.
7. Robert Storr, “Le Principe de Peter”, Peter Saul (Paris, 1999), 16.