Miroslav Tichy // Piège pour un voyeur

Arts plastiques
Galerie Christophe Gaillard Paris 03

Pourquoi sommes-nous tellement attirés par ces photographies de Miroslav Tichý ? Qu’ont-elles donc qui nous fascine, qui nous empêche d’en détacher les yeux, et qui, ensuite, nous poursuit, nous hante jusque dans nos rêves ? Quelle est cette sourde oppression qui s’en dégage ? Pourquoi suscitent-elles en nous un enthousiasme, un plaisir, un émerveillement à nul pareil ?

Ce ne sont pourtant pas des photographies qui cherchent à plaire, à attirer, à séduire, comme tant d’autres. Pour Tichý, elles n’étaient même pas destinées à être montrées, elles s’empilaient chez lui au sol, en désordre, simple produit de ses flâneries, de ses obsessions, sans qu’il y mette la moindre intention délibérément artistique, voulant seulement se satisfaire lui-même.


Et regardez-les bien, ces photographies, voyez comme elles sont mal faites, sur- ou sous-exposées, floues parfois, souvent tachées de graisse, maculées de poussière, abîmées par un excès de bromure, envahies par des coulures, quelquefois un peu moisies (en fermant les yeux, n’a-t-on pas l‘impression de sentir leur odeur âcre ?) ; dans l’une, une mouche a été capturée lors du tirage, d’autres ont leur cadre de carton grignoté par des souris. L’image est ainsi envahie de parasites, de fantômes, formant une seconde pellicule qui s’interpose dans notre vision. Comme le dit Gianfranco Sanguinetti, les photographies de Tichý sont comme ses beautés moraves socialistes : ni épilées, ni désodorisées.

Mais, insouciantes, spontanées, effrontées, solaires, elles sont avant tout vraies.


Facile serait la tentation de parler plutôt du phénomène Tichý, de sa vie, de son étrangeté, de sa découverte, de son invention, de son marché, mais, quand nous sommes face à ses photographies, elles ne nous laissent pas nous échapper, elles ne nous permettent pas de digression, elles nous forcent à parler de l’art de Tichý et de rien d’autre.

Et cela, d’abord, parce que ce sont des photographies de femmes, de corps féminins beaux et désirables, qui s’inscrivent dans une histoire, que Tichý (ancien élève des Beaux-arts de Prague, on l’oublie trop souvent) connaissait bien et dont nous aussi sommes nourris, l’histoire de la représentation – et de la célébration – du corps féminin au fil du temps, de la Dame de Brassempouy à la Vénus d’Urbino du Titien et à l’Odalisque d’Ingres. Et les photographies de Tichý sont d’abord cela, un ultime chapitre dans l’idolâtrie du corps féminin dans l’art.


Mais ici, nul modèle, nulle séance de pose en atelier : ces photographies ne sont pas honnêtes, elles ne résultent pas d’un contrat entre artiste et sujet, elles ont presque toutes été volées, saisies à la dérobée. Elles furent le butin d’un vagabondage clandestin, d’une appropriation urbaine, d’une dérive que d’autres nommeraient psycho-géographique. Tichý errait dans les rues de sa ville, en maraude ou aux aguets, attendant le moment où entrerait dans son champ de vision une proie digne d’être saisie.

Étudier ses négatifs est un exercice particulièrement intéressant car on y voit sa progression, sa chasse, ses sursauts, ses coups de cœur, ses déceptions aussi quand le corps suivi de dos se révélait décevant de face. « Je suis un observateur, disait-il, j’observe aussi consciencieusement que possible. ». Et ensuite il décidait de tirer seulement « les images qui ressemblent au monde ».


Bien sûr, c’est du voyeurisme, et on entend déjà les cris d’orfraie de protestataires vertueux. Bien sûr, ce sont des photographies volées, bien sûr, en majorité, ces femmes détournées n’étaient pas consentantes (ou, au mieux, elles étaient indifférentes face à ce clochard inoffensif sans agressivité : beaucoup croyaient que ce n’était là qu’un leurre et que ses appareils préhistoriques n’étaient pas chargés, pas capables de prendre des photos), bien sûr c’est une obsession : le plaisir de Tichý était tout entier dans cette recherche, dans cette traque, dans ce voyeurisme. Outre ses flâneries diurnes dans les rues de Kyjov, il lui arrivait aussi de s’embusquer le soir derrière ses persiennes pour surprendre les élèves-infirmières se déshabillant dans leur dortoir, ou de regarder les émissions soft-porn de la télévision autrichienne qu’il parvenait à capter. Plaisir malsain ?

Plaisir rebelle en tout cas, plaisir scandaleux. Tichý fut, par essence même, un insoumis, depuis le jour où il quitta l’école des Beaux-arts après l’interdiction par les communistes (nouvellement arrivés au pouvoir avec le Coup de Prague en février 1948) de la nudité des modèles féminins en cours de dessin. Service militaire, prison, internement dans un hôpital psychiatrique ne parvinrent pas à l’abattre, à le faire rentrer dans le rang. Sa rébellion n’était pas tant politique que morale, sociale : cheveux longs et sales, barbe hirsute, vêtements  en haillons, refus de travailler, il était l‘anti-héros socialiste par excellence. Et il bousculait aussi les normes - tant socialistes que capitalistes, mais toujours puritaines et politiquement correctes - du sexe, du rapport aux femmes. Il ne craignait pas de s’affirmer comme un scandaleux anarchiste sexuel (non dans sa vie, qui fut, semble-t-il, fort chaste, mais dans son art). Et, de la même manière qu’il s’était évadé de la société socialiste, il resta en marge, après 1990, de la société capitaliste du spectacle, de l’invention de son œuvre, refusant expositions (la plupart ont été faites sans son accord) et spéculation. Il avait mieux à faire, suivant son chemin solitaire.


Mais ce plaisir rebelle est aussi un plaisir impossible, interdit. Regardez ces baigneuses en bikini se dorant au soleil : dans presque toutes leurs photographies, une grille s’interpose entre le photographe et la jeune femme, entre désir et jouissance. C’est bien sûr la clôture de la piscine en plein air dans laquelle le « clochard pervers » ne pouvait entrer, mais c’est aussi une séparation d’avec l’objet désiré, une barrière contre le désir, une parade au passage à l‘acte, une privation de sexe en somme. D’après Dali, on disait en Espagne que la masturbation rendait aveugle (et non pas sourd) : la photographie aurait-elle été pour Tichý une parade au risque masturbatoire ?

C’est pourquoi il faut accepter son voyeurisme, et assumer le nôtre : tout artiste est un voyeur, tout regardeur aussi, et «la femme est le seul sujet encore capable de rappeler à l’homme sa nature». Et l’effet magique de cette exposition, dont le dispositif, comme un piège pour un voyeur, met à distance les œuvres et ne les laisse découvrir que progressivement, malaisément, est qu’en sortant, nous allons tous, dans la rue, regarder la beauté de la première femme qui passe avec le même œil que Tichý, avec le même désir à la fois innocent et révolutionnaire que le sien. N’est-ce pas ?

 

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Miroslav Tichý (1926-2011), après des études de peinture aux Beaux-arts de Prague et divers démêlés avec les autorités communistes, se retira dans sa petite ville de Kyjov en Moravie. Quand l’atelier où il peignait fut confisqué, il se mit à la photographie, errant chaque jour ou presque dans les rues de la ville, avec des appareils qu’il fabriquait lui-même. Tirant un tout petit nombre de ses clichés (avec un agrandisseur également fabriqué par lui), les améliorant quelquefois d’un coup de crayon, les encadrant parfois, il abandonnait ensuite ses tirages à même le sol dans sa maison peu salubre, sans les montrer à quiconque. Après une première tentative sans succès en 1989/90 par le psychiatre tchéco-suisse Roman Buxbaum (qui s’appropria alors une grande partie de ses œuvres) de le montrer dans le contexte de l’art brut, Tichý fut vraiment « découvert » par le grand curateur Harald Szeemann à la Biennale de Séville en 2004 ; il obtint l’année suivante, à l’âge de 78 ans, le Prix Découverte des Rencontres d’Arles. Il a depuis été exposé dans de nombreux musées (Kunsthaus Zurich, Centre Pompidou, MMK Francfort, ICP New-York, Maison de la Photographie de Moscou, Galerie de la Ville de Prague, Musée Reiss-Engelhorn à Mannheim), la plupart du temps sans son accord. Toutes les photographies présentées ici proviennent de l’héritière légitime de Tichý (et unique titulaire du droit de copyright), Jana Hebnarová.


Marc Lenot

Complément d'information

Scénographie de Thibault Hazelzet & Yannick Boulot

Artistes

Horaires

du mardi au vendredi, de 10h30 à 12h30, le samedi, de 12h à 19h

Adresse

Galerie Christophe Gaillard 5 Rue Chapon 75003 Paris 03 France
Dernière mise à jour le 13 octobre 2022