Les espaces de variation des objets graphiques

par Jérôme Denis & David Pontille

Au début des années 2000, des lettres de protestation s’accumulent sur le bureau du président du Centre Pompidou : on s’indigne de la disparition probable d’un emblème qui a accompagné la réputation du Centre dans le monde entier. En 1980, lorsque Seen, un graffiti writer du Bronx, réalise une fresque sur un wagon du métro de New York, il est loin de se douter que la Fondation Cartier lui demandera trente ans plus tard de la reproduire sur l’un de ses murs d’exposition. En octobre 1971, Ray Tomlinson réinvestit une touche relativement désuète sur les claviers informatiques : @.

Au milieu des années 1990, la construction d’une nouvelle ligne de métro entièrement automatisée s’accompagne d’une intense réflexion sur les espaces voyageurs qui aboutit à une refonte complète de la signalétique de la RATP.

Qu’est-ce que ces différents événements ont en commun ? Comme bien d’autres, ils mettent à l’épreuve du temps des objets de design graphique (un logo, un graffiti, une signalétique, un symbole).

Au-delà des effets de mode ou des opportunités offertes par de nouvelles technologies, la création d’objets graphiques, quel que soit leur succès initial, demeure hantée par une forte incertitude quant à leur devenir. Disparition, longévité, oubli, réapparition sont autant de jalons possibles dans leur parcours parfois mouvementé. La relation qu’entretiennent les objets de design graphique avec le temps constitue un véritable défi, tant pour les designers qui cherchent à apprécier la trajectoire de leurs œuvres que pour les historiens de l’art, anthropologues ou sociologues qui tentent d’en rendre compte. Pour en souligner la complexité, nous décalerons le point de vue habituel sur la question en interrogeant les formes de temporalité des objets graphiques à partir de leurs qualités spatiales. Nous montrerons ainsi que suivre dans la durée les quatre créations graphiques que nous venons d’évoquer nécessite d’en recenser les déplacements, d’en étudier les passages d’un lieu à un autre et leur inscription dans une variété d’espaces de circulation. Une telle approche nous permettra de comprendre ce que chaque déplacement fait aux objets graphiques, comment il affecte leur intégrité, voire en redéfinit sensiblement la matérialité. Pour voyager dans le temps, nous invitons donc le lecteur à un parcours dans divers mondes où les entités ne sont pas stables par essence mais, au contraire, sujettes à une formidable multiplicité.

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IDENTITÉS

Revenons au mouvement de protestation qui agite le Centre Pompidou au tournant des années 2000. Outre les courriers déjà mentionnés, un tract d’avertissement intitulé « Non au logo délogé » circule en 1998. Cette campagne, relayée par la presse l’année suivante, reçoit également le soutien actif des spécialistes du design, notamment par l’intermédiaire de l’Alliance graphique internationale. La mobilisation engage donc tout autant le personnel du Centre, le public que les professionnels de la culture.

Mais de quoi est-il question au juste ? D’importants travaux de rénovation ouvrent les perspectives d’une modernisation radicale : la direction, qui met en marche cette grande transformation, demande à Ruedi Baur de redéfinir l’identité visuelle du Centre.

Le logo bien connu dessiné par Jean Widmer est donc voué à disparaître. Mais, sous la pression collective, la nouvelle charte graphique finit par le réintégrer. Sa présence comme son usage sont toutefois facultatifs, laissés à la libre appréciation des graphistes qui réalisent les documents, ouvrages et autres objets du Centre. C’est un élément identifiant parmi d’autres. Le logo ne revient au premier plan qu’à partir de 2007 en figurant systématiquement sur tous les supports de communication (affiches, invitations, annonces presse, bâches, bannières internet, brochures…).

À vrai dire, ce logo aurait bien pu ne jamais voir le jour. Lauréats du concours lancé par le Centre en 1974 auprès de spécialistes internationaux, Jean Widmer et Ernst Hiestand avaient formulé une proposition innovante pour résoudre les problèmes d’accès et de circulation grâce à la signalétique du futur bâtiment et pour définir son identité visuelle auprès du public.

En revanche, ils estimaient, comme la plupart des autres concurrents d’ailleurs, que leur système était autosuffisant, la présence de tout logo étant jugée superflue. C’est à la demande répétée de la direction que Jean Widmer a finalement dessiné le rectangle rayé, juste avant l’inauguration de Beaubourg, en 1977.

Le logo s’est dès lors imposé comme l’une des productions graphiques les plus marquantes de la seconde moitié du XXe siècle. Représentation épurée du bâtiment, il s’inscrit dans le vocabulaire géométrique des armoiries tout en constituant une figure ouverte aux variations d’échelle, un signe cinétique. Au fil du temps, son existence a également pris une place considérable auprès du public pour qui il est devenu un repère immédiatement reconnaissable dans le paysage culturel. C’est également un objet graphique pleinement intégré au travail quotidien des personnels du Centre, tout à la fois élément de leur environnement et objet même de leur activité.

La diversité de ces formes d’attachement permet de comprendre la dynamique qui assure, à l’occasion de la mobilisation de la fin des années 1990, une pérennité à l’objet. Signe identifiant le bâtiment, le logo est aussi le point de ralliement de plusieurs identités professionnelles : les graphistes plaident pour sa qualité plastique, les spécialistes de la culture pour son caractère patrimonial, les personnels du Centre pour son efficacité symbolique et fédératrice. D’abord jugé inutile par son créateur, il apporte finalement une contribution décisive, sur des registres variés, à différents réseaux de spécialistes : modèle canonique ici, événement marquant ailleurs, compagnon de travail là.[fn]Pour une analyse détaillée voir, Catherine de Smet, « Histoire d’un rectangle rayé. Jean Widmer et le logo du Centre Pompidou», Les Cahiers du Musée national d’art moderne, automne 2004, n° 89, p. 5-23.[/fn]

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TRANSACTIONS

La longévité du symbole @ s’étire sur une temporalité encore plus longue et révèle d’autres dynamiques spatiales. Malgré une origine controversée, il semble qu’il existait déjà au XIe siècle, époque à laquelle les moines copistes figuraient ainsi la ligature du ad latin. Une fois sorti des chancelleries médiévales, il resurgit dans les comptes des marchands florentins comme unité de mesure, puis se retrouve dans les écritures commerciales et religieuses des siècles suivants. Au xixe siècle, aux États-Unis, devenu l’abréviation de « at the rate of », il servait à noter le prix unitaire des marchandises. Cet usage comptable aurait largement participé à son apparition sur les claviers des machines à écrire dès 1885. Codifié parmi les caractères informatiques standard (code ASCII) en 1963, le @ a pourtant presque perdu son usage lorsque les premiers claviers informatiques sont commercialisés.

Il retrouve une vitalité sans précédent quelques années plus tard. En octobre 1971, Ray Tomlinson, alors responsable du développement du programme d’échange de messages entre ordinateurs sur le réseau ARPAnet, cherche un symbole pour relier un utilisateur « à » un domaine et ainsi localiser des serveurs de courrier électronique. Disponible sur le clavier, le @ possède ce potentiel d’attribution. Le symbole se trouve alors affublé d’une fonction inédite qui conserve néanmoins ses significations antérieures : construire des relations entre des entités et élaborer des liens fondés sur des règles quantifiables et mesurables. Héritier de la longue histoire du commerce entre les humains, le @, incorporé dans le langage informatique, façonne désormais nos activités de communication quotidiennes. Ouvert à diverses interprétations graphiques (par l’usage de polices de caractères) et sémantiques (certains y voient une queue, d’autres une souris ou un escargot…), il exprime des transformations contemporaines aussi bien technologiques que sociales. Relevant du domaine public, il a pris un nouvel élan lorsque, en mars 2010, le MoMA (le musée d’art moderne de New York) en a fait l’acquisition pour sa collection 2. Sa multiplicité est alors devenue flagrante. Le @ contribue aujourd’hui à identifier quotidiennement des millions de personnes tout en étant inscrit au panthéon de la création graphique, objet de collection trônant parmi de nombreuses autres œuvres.

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VARIATIONS

Poursuivons avec les graffitis qui ont fleuri sur les wagons du métro de New York au début des années 1970, produisant un paysage visuel totalement inédit [fn] Deux livres incontournables sur le sujets : Craig Castelman, gestting Up : Subway Graffiti in New York, Cambridge, MIT Press 1982, et Joe Austin, Taking the Train : Haow Graffiti Art became a Urban Crisis In New York City, Columbia University Press, 2001.[/fn]. Dans ce bouillonnement graphique qui attira rapidement de nouveaux adeptes, certains, comme Case2, Dondi, Futura, Lee, Quick, Phase2, Seen ou Zephyr se sont distingués par la qualité esthétique de leurs productions. Si quelques-unes d’entre elles sont aujourd’hui conservées dans des collections publiques ou privées, d’autres ont connu une fortune particulière.

C’est le cas de Hand of Doom, une fresque recouvrant un wagon entier, réalisée par Seen durant l’été 1980. Ce graffiti est resté visible plus d’un an sur le réseau avant d’être effacé. Quatre ans plus tard, on pouvait le retrouver dans le recueil photographique Subway Art [fn] Martha Cooper et henry Chalfant, Subway Art, Londres, Thames and Huston, 1984[/fn], que les graffiti writers considèrent aujourd’hui encore comme le premier manuel, jamais égalé. Extrait de son milieu naturel fait de tôle et d’acier pour venir illustrer une page imprimée, Hand of Doom fait partie des pièces maîtresses qui, publiées avec d’autres, ont accompagné l’internationalisation de ces graffitis. Création éphémère, puisque ni le support d’exécution ni la peinture utilisée ne visent une quelconque forme de conservation, il a ainsi atteint une certaine postérité en devenant un modèle pour de nombreux apprentis writers.
Mais sa transformation matérielle et sémantique ne s’arrête pas là. Vingt ans plus tard, le wagon arborant Hand of Doom était reproduit au centre d’une fresque commémorant l’histoire du graffiti, réalisée par un collectif du Bronx. De retour à New York, non plus sur un wagon mais sur un mur de briques visible du métro aérien, ce graffiti devenait une pièce classique, réaffirmant sa position majeure, tant dans le patrimoine graphique de ce mouvement que dans celui de la ville. Lorsque, en 2009, la Fondation Cartier demande à Seen de reproduire Hand of Doom sur un mur d’une surface deux fois plus grande pour accompagner l’exposition qu’elle consacre au street art [fn] Fondation Cartier pour l'art contemporain, Né dans la rue - Graffiti, 7 juillet - 29 novembre 2009[/fn], il renaît une nouvelle fois dans toute sa fragilité éphémère et est simultanément promu au rang d’œuvre, ayant sa place, monumentale, dans une institution artistique.

Du wagon de métro au livre imprimé, du mur du Bronx à celui de la Fondation Cartier, Hand of Doom est apparu, à chaque fois, dans une nouvelle version. Cette succession n’est pas simplement inscrite dans le temps. Certaines versions de l’œuvre sont disponibles au même moment : pendant l’exposition de la Fondation Cartier, Hand of Doom était présent à la fois sur le mur du sous-sol, sur le sketchbook de Seen exposé dans la vitrine d’en face et publié dans une édition spéciale grand format de Subway Art en vente dans la librairie. Si cette variation s’inscrit largement dans le changement respectif des lieux de son exposition, elle ne s’y réduit pas. Les différentes versions changent aussi la grandeur même de l’objet graphique, qui devient plurielle : esthétique, pédagogique, patrimoniale et artistique.

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PERMANENCES

La signalétique du métro pose la question de la durée d’une manière qui s’éloigne assez radicalement des trajectoires historiques évoquées ici dans les mondes de l’art et de la culture. Mais cela ne veut pas dire qu’un tel dispositif est dénué d’épaisseur historique. À Paris, plusieurs graphistes se sont ainsi penchés sur son cas depuis une quarantaine d’années. Parmi eux, Adrian Frutiger a conçu une variante de son caractère Univers, le Métro, à la demande de la RATP qui l’utilise dès 1973 ; Albert Boton a dessiné la typographie RER à la fin des années 1970 ; Roger Tallon a posé les jalons théoriques d’un système commun avec la SNCF en 1980 ; enfin, Jean François Porchez a conçu en 1995 le Parisine, destiné à la signalétique de l’ensemble du réseau de transport de la RATP. Plusieurs couches graphiques se sont ainsi côtoyées au fil du temps. Dans ce mouvement, la signalétique a fait l’objet d’une stabilisation progressive, jusqu’à être complètement standardisée lors d’une rénovation de grande ampleur amorcée au début des années 1990. À cette occasion, elle a été organisée selon deux grands principes : la stabilité graphique des modules qui la composent et leur omniprésence dans les espaces de transport [fn] Jérôme Denis et David Pontille, Petite sociologie de la signalétique : les coulisses des panneaux de métro, Paris, Presse des Mines, 2010 [/fn]. Conçu comme une langue modulaire, le nouveau dispositif met non seulement en œuvre une interdépendance très forte entre chacun de ses éléments, mais il s’appuie également sur leur présence permanente
La question de la résistance des objets graphiques au temps est donc centrale dans le cas de la signalétique, mais à une échelle beaucoup plus restreinte que celle du temps historique.
C’est le temps quotidien que les panneaux doivent traverser. Or, cela n’est pas si simple. Exposés dans l’espace public, les panneaux s’usent. Ils peuvent s’abîmer, tomber, être volés. Il arrive aussi que le nom des lieux qu’ils indiquent change et que de nouvelles lignes soient créées. Autrement dit, ni la stabilité ni la permanence du dispositif graphique ne vont de soi : elles sont le résultat toujours provisoire d’un incessant travail de maintenance [fn] Jérôme Denis et David Pontille, Performativité de l'écrit et travail de maintenance, Réseaux, à paraître[/fn]. Un tel travail consiste à porter une attention particulière aux objets graphiques. Les opérations de surveillance et de réparation qui le composent contrastent en effet avec le point de vue que les usagers portent sur les panneaux. Si la signalétique se présente à ces derniers comme un réseau de signes immuables toujours disponibles, elle est, pour les mainteneurs, un système au sein duquel il faut apprendre à repérer des transformations incessantes, des mutations graphiques et matérielles parfois infimes. Par ailleurs, l’entretien de la stabilité temporelle et spatiale des panneaux passe, durant le travail de maintenance, par d’innombrables déplacements, des ateliers de fabrication jusqu’aux stations de métro en passant par les locaux de prestataires externes. La permanence des signes pour les usagers repose donc sur un mouvement continu des panneaux entre des lieux et des états variables.

Les transformations temporelles que subissent les objets de design graphique ne répondent donc jamais à une logique linéaire prévisible. Surtout, elles ne se réduisent pas à la mise en œuvre d’une série de perspectives ou de cadrages conventionnels qui feraient varier le seul regard que chacun porte sur eux. L’épaisseur temporelle des objets graphiques s’actualise par leur circulation dans des espaces d’inscription spécifiques qui font jouer leur propre multiplicité. À chaque déplacement, les propriétés matérielles des créations graphiques sont en jeu et elles varient parfois très nettement. Ainsi, les objets de design graphique oscillent-ils entre plusieurs versions qui, sans être infinies, restent ouvertes à divers arrangements possibles : présences et absences, identités et altérités, pluralités et multiplicités, variations et permanences. Telles sont les relations complexes que nous entretenons avec l’univers des productions graphiques. Relations qui façonnent aussi bien la matérialité et la signification des objets que la gamme de nos propres identités.

Dernière mise à jour le 2 mars 2021